Big bang et création

Science et foi en dialogue

Brochure préparée à l'occasion de l'exposition « Big Bang et Création »
organisée au Centre Commercial de Meyrin-Cité
par les Paroisses catholique et protestante et l'Église Évangélique de Meyrin
du 27 mars au 6 avril 1996

Les rédacteurs de cette brochure sont :
- Roland Benz, physicien et théologien, pasteur et animateur de jeunesse à l'ENPG (ch. 2, 4-6, 8-9)
- Jean-Jacques Meylan, ingénieur et théologien, pasteur de l'Église Évangélique de Meyrin (ch. 7)
- Silvain Dupertuis, mathématicien, secrétaire au Service Missionnaire Évangélique (ch. 1 et 3)

Version HTML sans illustrations non présentes
Édition et mise en pages de la brochure papier :
Service Missionnaire Évangélique
1ère édition, 300 ex. photocopiés, Meyrin, mars 1996
2e édition, 1000 ex., mars 1997
Imprimerie du Cachot, Grand-Saconnex
64 pages


Page d'accueil Silvain Dupertuis

Table des matières

Science et foien dialogue 1

Table des matières 1

Avant-propos 2

De l'émerveillement au sens 3

Une question universelle 3
Émerveillement 3
Le système solaire dans un terrain de foot... 3
Quand le mystère ressurgit au bout des équations 4
La vie, une énigme encore plus profonde... 4
Les mêmes questions dans un autre langage... 5
Révélation du sens 5

Un développement fabuleux 6

Un développement fabuleux... et angoissant 6

De la foi en la science à la découverte de nos limites 7

La relativité 7
La mécanique quantique 8
Les limites de la logique 9
La limite de l'histoire 10
Réhabiliter la science et la foi 11

La Bible... bonne pour le musée ? 12

De quelques idées reçues 12

Les points d'achoppement 13

Différents types de langage 14

Que veut donc dire : « Dieu a créé le monde » ? 16

Cosmogonies antiques et récits bibliques des origines 16

Les cosmogonies 18
Le génie des récits bibliques 21

Le récit des origines de Genèse 1 22

Remarques introductives 22
Quelques remarques sur le texte de Genèse 1 23
Quelques perspectives ouvertes par Genèse 1 25

Différentes perspectives de la création dans la Bible 26

Création et sagesse 26
Création et histoire 27
Création et célébration 28
Trois perspectives complémentaires 29

Bibliographie 29

Science, philosophie des sciences 30
Science et foi 30
Théologie 30
Orient ancien, histoire des religions 31
Lecture psychanalytique 31
Annexes 35


Quatre options actuelles de lecture des textes bibliques de création 35

1. créationnisme 35

2. concordisme 35

3. scientisme 35

4. fidéisme 35

Extrait de «Des questions à vos réponses» 36

NOTES 36





Avant-propos

Les controverses qui alimentent le débat science-foi, de l'affaire Galilée aux revendications actuelles des créationnistes, recèlent tant de pièges et perpétuent tant de malentendus qu'il semblait utile de proposer quelques pistes de réflexion pour déblayer le terrain...

Cette petite brochure invite à une vision nuancée de la science moderne, avec ses grandeurs et ses limites, et à une lecture respectueuse de la Bible. Non, la science n'est pas la menace pour la foi que certains craignent, ni la Bible le recueil de pieuses légendes dépassées que d'autres imaginent. Respecter l'un et l'autre, dans leur génie et leur langage propres, c'est s'engager à coup sûr dans un dialogue enrichissant...

Les pages qui suivent n'ont aucune prétention de faire le tour du sujet, ni de répondre à toutes les questions. Elles approchent ces thèmes successivement par plusieurs angles, la pluralité des auteurs ayant laissé quelques traces visibles dans le style et dans quelques répétitions... Elles font tomber bien des a priori et invitent à poursuivre la réflexion.





De l'émerveillement au sens

Une question universelle

D'où venons-nous ? Du petit enfant qui se demande comment papa et maman l'ont « fait » à l'astrophysicien qui scrute le ciel à la recherche de l'origine de l'univers, chacun se pose la même question, qui reflète la même quête de sens. D'où vient le monde ? Comment l'univers est-il venu à l'existence... Mais plus profondément, pourquoi suis-je là, quel sens a ma vie ?

Si la question est universelle, les réponses varient selon les lieux et les époques, avec les cultures et les civilisations. Pas étonnant donc que s'entrechoquent parfois les réponses de la Bible - du moins celles qu'on a cru y trouver - et celles de la science moderne... Un choc auquel fait écho le débat toujours ouvert dans certains milieux entre « créationnistes » et « évolutionnistes ». Ce débat s'alimente à une série de malentendus que notre brochure aimerait dissiper.

Émerveillement

Un soir d'été sur une hauteur, loin des lumières de la ville, quand on contemple le ciel, on est saisi de vertige devant l'immensité étoilée et notre petitesse face à l'infini. C'est ce qu'exprimait à sa manière, il y a quelque 2500 ans, le poète juif dont la prière est rapportée dans un psaume de la Bible :

Quand je vois le ciel, ton ouvrage,

la lune et les étoiles que tu y as placées,

l'homme a-t-il tant d'importance pour que tu penses à lui ?

Psaume 8 : 4-5

Pour ce poète croyant, pas de doute : le ciel et la terre, et les humains qui y demeurent, sont l'oeuvre du Créateur. Mieux que cela, ce Créateur se soucie de sa créature.

Le contraste est encore infiniment plus saisissant au regard des découvertes de notre siècle. En effet, le psalmiste imaginait le ciel comme une voûte au-dessus de la terre, à laquelle la lune et les étoiles étaient attachées. En 1969, un homme atterrissait sur la lune. En réalité, ce n'était qu'un saut de puce, et le mot est faible. Paradoxalement, jamais le ciel n'a paru si éloigné de nous que depuis que nous avons mis le pied sur la lune...

Le système solaire dans un terrain de foot...

Imaginons notre globe terrestre réduit à la taille d'une tête d'épingle d'un millimètre de diamètre. A 3 cm, un minuscule grain de sable, la lune, qui tourne autour. A une dizaine de mètres, une balle d'enfant - notre soleil. Une dizaine d'autres planètes au loin, tournent dans un rayon de 500 m. Rien d'autre sinon quelques poussières... La prochaine étoile, un autre ballon, se balade à plus de 3000 km de là. Aussi dispersées que cela, elles sont 100 ou 200 milliards à être groupées dans notre galaxie, sur un disque de 25 millions de km de diamètre, soit la moitié de la distance de la terre au soleil - et ceci toujours à l'échelle de la terre comme une tête d'épingle. Et à des distances encore plus considérables, les galaxies se comptent à leur tour par dizaines de milliards...

Ces chiffres défient l'imagination... Pourtant, les astrophysiciens ont commencé à trouver un bout de réponse aux questions qui se posent devant l'immensité de l'univers. Une des révolutions marquantes de notre connaissance de l'univers au xxe siècle est la découverte qu'il a une histoire. La matière dont nous sommes formés, la terre sous nos pieds, le soleil qui nous alimente en énergie, les étoiles qui illuminent le ciel de nos nuits, ne sont pas éternels. L'univers n'est pas un cadre immuable et sans âge, existant de toute éternité ou sorti tel quel de toutes pièces des mains d'un artisan-créateur... Il a fallu ces milliards de galaxies, où se sont formées des milliards d'étoiles par générations successives, pour qu'apparaisse progressivement la matière telle que nous la connaissons aujourd'hui, constituée d'atomes et de molécules. Il a fallu cette longue gestation pour que naissent enfin les conditions permettant à la vie d'apparaître et de se développer. Il a fallu quinze ou vingt milliards d'années pour que nous soyons là à nous poser la question du sens de notre existence. C'est ce qu'explique entre autres avec tant de talent Hubert Reeves dans son livre Patience dans l'azur.

Quand le mystère ressurgit au bout des équations

Si l'on a cru au siècle dernier que l'explication ultime de tous les secrets de l'univers était à notre portée, on a dû déchanter à mesure que les connaissances s'affinaient. Dans la communauté scientifique, le « scientisme » triomphant a progressivement fait la place à une attitude d'interrogation et d'ouverture à la question du sens.

En scrutant la matière jusqu'à l'intérieur des atomes pour en comprendre l'étonnante structure, les savants ont découvert la beauté abstraite du monde « quantique » des particules élémentaires et de leur comportement paradoxal. Cette beauté se cache derrière un arsenal mathématique plutôt hermétique. Cependant, l'extraordinaire est qu'à travers les lois qui régissent le monde de l'« infiniment petit », ils ont trouvé des réponses aux questions qui concernent l'« infiniment grand » : - comment la matière s'est-elle formée ? - d'où vient l'énergie du soleil ? - de quoi sont constituées les étoiles, comment naissent-elles et meurent-elles ? - etc.

Et c'est là que la question du sens ressurgit avec force. Ces lois de la physique sont basées sur un petit nombre de constantes dont on a pu déterminer les valeurs (par exemple, la vitesse de la lumière, la charge électrique élémentaire, la constante de gravitation). Ces valeurs se trouvent être ajustées avec une finesse incroyable et sans raison « physique » précise aux valeurs qui permettent précisément qu'advienne l'histoire de l'univers dans lequel nous sommes insérés. Changez d'une manière infime l'un de ces nombres et l'explosion initiale, aux dires des calculs, ne produit plus rien. Pas de matière, pas d'étoiles, pas de soleil, pas de planètes... et personne pour se poser ces questions. Rien qu'une masse informe.

Hubert Reeves, dans Patience dans l'azur, ose formuler des questions - à défaut de proposer des réponses - qui selon lui se posent dorénavant au physicien :

Pourquoi de la musique plutôt que du bruit, demande Hubert Reeves. Nous n'avons pas trouvé de réponse. Nous avons dû accepter que la musique existe... (p. 153)

(...) Ces questions ont-elles un sens ? Y a-t-il quelque intérêt à les poser ? Certains de mes collègues pensent que non. Pour eux, c'est de la « métaphysique ». Ils acceptent l'existence des lois et leur omniprésence comme des données d'observation. Je ne peux pas les suivre. J'ai l'impression que la physique arrive à un point de son évolution où ces questions vont légitimement entrer dans son domaine. (p. 204)

Certains vont plus loin, tels que Trinh Xuan Thuan dans son ouvrage La mélodie secrète. Il estime qu'il doit nécessairement y avoir une volonté divine derrière cet univers tel que nous le découvrons. Mais le dieu que certains savants découvrent ainsi au bout de leurs instruments et de leurs équations n'est qu'un dieu inaccessible, impersonnel et abstrait.

D'autres scientifiques s'insurgent au contraire contre cet « argument anthropique » qui ferait croire que l'univers existe pour nous, et contre cette façon de réintroduire Dieu dans les paramètres inconnus de notre explication de l'univers.

La vie, une énigme encore plus profonde...

Il est une merveille encore plus grande que celles de l'« infiniment grand » et de l'« infiniment petit » que nous venons d'évoquer, c'est celle de « l'infiniment complexe » de la vie - et surtout celle de notre existence d'êtres vivants et de sujets pensants. Les êtres vivants ont atteint un degré de complexité sans comparaison avec celui de l'univers. Malgré son immensité, quand on le considère dans son ensemble, à l'échelle des étoiles et des galaxies, l'univers est un système bien plus simple que la plus petite des cellules vivantes. Chacune de nos cellules contient en effet le programme complet qui permet à notre corps de se construire, de la naissance à la mort, depuis l'oeuf initial dans le ventre de notre mère. Ce sont les chromosomes, formés d'une immense chaîne d'ADN, qui elle-même contient un « texte » génétique d'une longueur incroyable. Chacune de nos cellules possède une copie complète de ce « texte », qui représente, par comparaison avec un texte littéraire, l'équivalent d'un milliard de caractères, soit 4 ou 5 fois l'Encyclopaedia Universalis, avec ses 20 volumes de 1000 pages bien tassées en petits caractères... Et que dire du cerveau humain, formé de mille milliards de neurones, dont chacun peut être relié par une centaine de connexions à ses différents voisins ?

La théorie de l'évolution décrit dans les grandes lignes les étapes et les modalités de la formation progressive de cette complexité. Vers 1970, après la découverte du code génétique, on a cru l'avoir « expliquée », mais l'explication dont nous disposons pour le moment est loin de répondre à toutes les questions. On a de multiples preuves attestant la validité de l'hypothèse que tous les êtres vivants descendent les uns des autres, appartenant tous à un même et gigantesque arbre généalogique. Parmi ces preuves, on peut mentionner l'unité profonde des êtres vivants et du réseau de ressemblances qui les relie, dans leurs formes externes comme dans leur patrimoine génétique, l'histoire passée qu'on reconstitue progressivement par l'étude des fossiles, ainsi que l'observation du développement de l'embryon...

Mais la majorité des biologistes admettent aujourd'hui que l'explication globale de l'évolution nous échappe. En réalité, ce qu'on a découvert au cours des recherches des deux dernières générations ne fait que rendre plus admirable le phénomène et l'histoire de la vie. Une partie des chrétiens a longtemps combattu la théorie de l'évolution en imaginant qu'elle détruisait la foi en Dieu. Cette théorie a effectivement été utilisée dans un sens polémique contre les idées religieuses de l'époque de Darwin, et des athées militants continuent de s'appuyer sur elle. Mais pour le croyant, elle ne fait que rendre la création encore plus admirable.

Les mêmes questions dans un autre langage...

Ainsi, on a pu reconstituer les étapes de l'histoire de l'univers et de celle de la vie, décrire les lois qui régissent la matière et les processus par lesquels le vivant a conquis la terre, mais la question du sens de notre existence reste entière.

La Bible aborde ces interrogations sous un tout autre angle et dans un autre langage : celui de la poésie, de la célébration, du récit « mythologique » qui rejoint les questions existentielles les plus profondes et les plus universelles. Dès les premières pages, nous découvrons un Dieu qui se révèle comme notre créateur, qui nous a fait naître à l'existence dans un projet d'amour, qui fait de nous des êtres de relation et de communion, appelés à être en lien les uns avec les autres et avec lui. On sait combien il est essentiel pour un enfant de se savoir désiré par ses parents. A travers l'ensemble du message de ce livre, nous apprenons que nous sommes les enfants bien-aimés d'un Père céleste, à la fois Créateur de l'univers dans son immensité et dans sa complexité, et proche de chacun de nous, comme l'exprime un autre psaume de la Bible :

Seigneur, c'est toi qui as créé ma personnalité,

qui m'as tissé dans le ventre de ma mère.

Seigneur, merci d'avoir fait de mon corps

une aussi grande merveille... (Psaume 139 : 13-14)

Révélation du sens

Ainsi, loin de s'opposer, la Bible et la science nous aident à mieux découvrir qui nous sommes et pourquoi nous sommes là. Si la science nous permet de scruter les merveilles de l'univers, de la matière et de la vie, en nous faisant pénétrer dans les secrets de leur fonctionnement et dans la complexité de leur développement, la révélation biblique nous permet de savoir que nous avons été aimés avant d'être venus à l'existence. C'est elle qui, en fin de compte, nous ouvre au véritable sens de notre vie, dans la communion avec Dieu et avec les autres êtres humains.



Un développement fabuleux

On le sait, les sciences et les techniques ont radicalement transformé notre image du monde, notre relation avec lui, avec les autres et nous-mêmes. Et pourtant notre société n'a pas encore pris la mesure de ce changement profond et rapide. Le succès de la démarche scientifique et technique a un pouvoir de séduction, au point que la notion de progrès lui est fortement liée et qu'elle fonctionne comme l'idéologie universelle incontestable, voire comme une donnée inéluctable à laquelle personne ne saurait échapper, jusqu'à la dernière tribu d'Amérindiens du fin fond de l'Amazonie.

Alors que toutes les civilisations ont vécu dans la peur de la nature et se sont soumises à ses forces, notre civilisation technicienne les maîtrise et les utilise dans la plupart des situations, ou tout au moins en minimise les effets. Alors que jadis on se représentait le monde centré et figé autour d'une Terre plate, notre planète apparaît aujourd'hui comme une poussière dans un univers dynamique aux dimensions vertigineuses. Alors que l'histoire du monde et de l'humanité ne couvrait autrefois que quelques millénaires, l'Univers affiche maintenant un âge considérable et l'humanité une vieillesse tout aussi impressionnante. Alors que le destin semblait pour nos ancêtres inscrit dans les astres, l'homme moderne prétend à l'autonomie. Alors que la maladie était une fatalité sans remède et une cause de souffrance sans soulagement, elle est maintenant très souvent jugulée, et la durée de vie moyenne fortement prolongée. Jusqu'au xviiie siècle, beaucoup d'hommes et de femmes mouraient dans la quarantaine et la maternité était une cause de mortalité importante. Aujourd'hui, chaque citoyen a été au bénéfice des bienfaits de la médecine à un moment de son existence.

Le monde est devenu un village. La maîtrise et le traitement de l'information font des prodiges qui étaient inconcevables il y a cinquante ans seulement. Notre confort personnel et familial a été considérablement amélioré. Chacun de nos gestes quotidiens dépend de la technique. Lorsqu'une panne d'électricité survient, nous en prenons brusquement conscience ; nous devenons des handicapés complets.

Un développement fabuleux... et angoissant

Le succès des sciences et des techniques est évident et pourtant un malaise traverse la société en cette fin de siècle. Si elles ont apporté des solutions à beaucoup de problèmes, elles n'ont cependant pas répondu aux espoirs que l'on plaçait en elles, notamment ceux qu'on exprimait couramment au xixe siècle. Par exemple Berthelot, célèbre chimiste et ministre français, écrivait :

« La science métamorphose l'humanité, à la fois en améliorant la condition matérielle des individus, si humbles et si misérables qu'ils soient...enfin et surtout en imprimant dans toutes les consciences la conviction morale de la solidarité universelle... La science domine tout : elle rend seule des services définitifs. Nul homme, nulle institution désormais n'aura autorité durable, s'il ne se conforme à ses enseignements. » (Science et morale, 1897) « Les sociétés deviennent de plus en plus vertueuses. La somme de bien va toujours en augmentant à mesure que la somme de vérité augmente et que l'ignorance diminue dans l'humanité. C'est ainsi que la notion de progrès s'est imposée comme un résultat a posteriori des études historiques. (Science et philosophie, 1886). » (1)    .

Ces propos, relevant de ce que l'on nomme le «scientisme »,semblent dépassés. Ils sont néanmoins exemplaires d'une attitude qui a marqué notre siècle. En 1974, lors d'une conférence générale tenue à Paris, l'UNESCO déclarait : «La solution de tous les problèmes, quels qu'ils soient, passe nécessairement par le progrès objectif de la connaissance ». Tout en accroissant le bien-être et en apportant des solutions réelles à de multiples problèmes, les progrès de la science en posent de nouveaux  : la dégradation de l'environnement de certaines régions, les différents phénomènes de pollution de l'eau, de l'air et du sol avec leurs méfaits pour la santé ; les questions éthiques de la médecine et de la biologie moléculaire, la menace nucléaire, la sophistication de l'armement, l'universalisation des épidémies, l'invasion de la technique dans des sociétés non préparées, l'enrichissement toujours plus grand de certains pays avec, en contrepartie, la paupérisation des autres, l'automatisation technique qui concentre le travail sur une partie de la société en plongeant l'autre dans l'enfer du chômage, la concentration du pouvoir politique, la forte technicisation de l'agriculture, l'exode rural, la démographie galopante de certains peuples et le vieillissement de la population d'autres pays, l'épuisement des matières premières, etc.

Le développement des sciences a quelque chose de fabuleux, le progrès technique est enchanteur, et en même temps il est porteur de désarroi, d'exploitation avilissante pour les humains et la nature. Nous vivons une situation paradoxale : nous pouvons nous émerveiller de ce que les sciences nous font connaître de la nature, tout en nous inquiétant des pouvoirs démesurés que cela engendre ; nous pouvons bénéficier des multiples moyens que nous offre la technologie, mais également en subir des conséquences négatives.

Le paradoxe se vit quotidiennement : la plus grande partie du travail de notre société a pour but l'amélioration de notre confort afin de soulager nos efforts et « gagner du temps » dans les tâches ménagères, dans les transports, les communications... et pourtant nous avons toujours moins de temps.

En réaction aux méfaits du développement technologique, les dernières décennies ont été marquées par une forte prise de conscience de l'ambivalence du développement. De multiples conférences et congrès ont eu lieu, de nombreuses organisations écologiques se sont créées, alors que dans les années soixante le mot « écologie » était pratiquement inconnu.

En 1992, une conférence internationale s'est tenue à Rio de Janeiro pour faire le point sur l'état de la planète et proposer des mesures concrètes écologiques et économiques. Cette conférence a réuni non seulement des spécialistes, mais également un grand nombre de chefs d'État et de ministres. Des résolutions importantes ont été prises. Malheureusement peu sont appliquées, faute de moyens et de volonté. Suite à cette conférence, un groupe de deux cents scientifiques, dont cinquante prix Nobel, a émis de nombreuses réserves, même s'il approuvait nombre de décisions de Rio. Il a lancé un appel - l'appel de Heidelberg - pour mettre en garde le monde suite aux décisions prises à Rio. « Nous nous inquiétons d'assister à l'aube du vingt-et-unième siècle, à l'émergence d'une idéologie irrationnelle qui s'oppose au progrès scientifique et industriel et nuit au développement économique et social. » Il demandait que les problèmes écologiques soient traités selon des critères purement scientifiques. Un physicien et philosophe français, Jean-Marc Lévy-Leblond, a réagi à son tour avec force à cet appel pour en dénoncer l'attitude « scientiste » :  « L'aube du xxie siècle ! Vraiment ? On se croirait plutôt au crépuscule du xixe... ».



De la foi en la science à la découverte de nos limites

Les progrès de la science au xixe siècle donnaient l'impression qu'on s'approchait de l'achèvement des connaissances : il ne manquait que quelques découvertes pour percer le secret de l'univers, et l'homme allait enfin pouvoir maîtriser la nature.

Le xxe siècle a certes apporté un certain nombre de réponses aux questions posées, et les connaissances ont connu un développement dépassant de loin ce qu'on pouvait imaginer jusque-là... Mais, parallèlement, ce mythe de la toute-puissance de la science s'est progressivement écroulé (heureusement !), et il a fait place à plus de modestie chez les chercheurs.

On peut illustrer cette évolution par quelques exemples. Ce passage du scientisme du xixe siècle à la science du xxe siècle a été caractérisé par la remise en question de concepts qui semblaient bien établis et par la découverte de limites qui posent des frontières infranchissables à la connaissance scientifique.

La relativité

Les premiers concepts à subir cette remise en question ont été ceux d'espace et de temps. Le temps linéaire, dont nous ne vivons qu'un instant à la fois, dont nous ne connaissons qu'un segment limité, dont notre mémoire nous rappelle le passé et dont nos projets envisagent l'avenir, ce temps semblait une catégorie immuable de notre existence - tout comme l'espace qui nous entoure et qui semble s'étendre à l'infini, lorsque notre regard se porte vers le ciel...

La question se posait en fait dès le troisième quart du xixe siècle. La découverte des lois de l'électromagnétisme impliquait que la lumière et les ondes radio se déplacent à une vitesse constante - et il fallait pour cela qu'elles puissent se déplacer dans un milieu fixe hypothétique, appelé éther... mais qu'on ne réussit jamais à détecter. Des expériences de plus en plus précises montrèrent que la lumière se déplaçait effectivement toujours à la même vitesse, quel que soit l'endroit où on la mesurait et l'endroit d'où elle venait, malgré le mouvement de rotation de la terre et sa rotation autour du soleil.

Pour comprendre combien cela est curieux, imaginez un tireur fou posté sur un TGV lancé à 300 km/h, et tirant une balle vers l'arrière. Si son fusil lance le projectile à 1500 km/h, il paraît évident que par rapport au sol, la balle ne fend l'air qu'à 1200 km/h... La lumière ne suit pas cette logique. Remplacez le fusil par une lampe torche. Qu'on mesure la vitesse des « projectiles » dont est formé le rayon lumineux depuis le TGV en marche ou depuis le sol, on trouve cette fois la même vitesse.

C'est Einstein qui a permis de faire le saut conceptuel qu'il fallait : le temps et l'espace perdent leur caractère absolu, ils sont relatifs. Le seul « absolu » est la vitesse de la lumière qui les relie l'un à l'autre. Il n'y a pas de « référentiel » fixe, ni pour l'espace ni pour le temps.

Cela a des conséquences paradoxales pour le bon sens, les distances ou les durées mesurées variant selon l'observateur. En voici un exemple : imaginez un cousin du même âge que vous, parti pour une croisade intersidérale dans un engin atteignant la moitié de la vitesse de la lumière jusqu'à la prochaine étoile. Le voyage aller-retour prendra 20 ans (mesurés depuis la terre). L'étonnant est que pour lui, le voyage n'aura duré que 14 ans, et qu'à son retour, il est effectivement 6 ans plus jeune que vous. (C'est ce qu'on appelle le « voyageur de Langevin »). A part l'impossibilité pratique de construire l'engin en question, ce n'est pas là de la science-fiction. Il s'agit bel et bien d'une caractéristique fondamentale du temps et de l'espace, qui se vérifie tous les jours, à une autre échelle, à travers les expériences du CERN.

Ce concept du temps physique a des répercussions philosophiques importantes. Des philosophes grecs se demandaient si le mouvement était possible... Après Einstein, c'est l'immobilité qui est impossible, puisqu'il n'y a plus de référentiel « fixe », et que seule est « fixée » une vitesse - donc un mouvement.

Sur le plan théologique, les conséquences ne sont pas anodines. L'espace et le temps apparaissent comme un cadre relatif dans lequel nous sommes insérés - un cadre qui fait partie de la création et non pas un cadre dans lequel nous pouvons imaginer Dieu créant le monde. Dans son langage, le récit de la création qui ouvre la Bible souligne cette réalité en mettant en scène l'alternance jour-nuit comme premier acte créateur, et l'organisation de l'espace dès le deuxième jour.

Les théologiens n'ont d'ailleurs pas attendu Einstein pour le découvrir : Augustin, le grand théologien du ive siècle, expliquait déjà que Dieu n'est pas « dans » le temps, mais que le temps est créé par Dieu. La Bible nous présente un Dieu qui crée l'espace et le temps comme un cadre de vie pour sa créature, dont l'action s'incarne dans ce donné, mais qui est au-delà de ce qui constitue le cadre et la limite de notre vie d'hommes et de femmes. Les auteurs bibliques le disent dans un langage imagé : « pour Dieu, un jour est comme mille ans » (Psaume 90 : 4 ; 2 Pierre 3 : 8) ou à travers un usage paradoxal des temps : « Avant qu'Abraham fût, je suis » (Jean 8 : 58). Luther répondit un jour ceci à un élève qui lui demandait ce que faisait Dieu avant de créer le monde : « Il fabriquait des verges pour ceux qui posent de telles questions ».

La mécanique quantique

Rien à voir avec les cantiques ! Le terme se réfère au « quantum », une sorte de quantité minimum intervenant dans les phénomènes physiques microscopiques. Lorsqu'on a commencé à s'approcher de ce qu'on appelle communément l'infiniment petit, à comprendre la structure des atomes, à décrypter la nature de la lumière, on a découvert des phénomènes encore plus paradoxaux pour le sens commun : la lumière est à la fois onde et particule, les électrons se tiennent dans une position floue tout autour du noyau des atomes, comme s'ils tournaient sans se déplacer...

Pour illustrer ces phénomènes, voici un exemple. Reprenons notre tireur fou. Au lieu d'être sur un TGV, le voici devant votre maison, essayant de tirer à l'intérieur, où vous vous êtes réfugié. Malheureusement, deux fenêtres sont ouvertes. Mais tant que vous êtes entre les deux fenêtres, par rapport à son angle de tir, vous restez en sécurité...

Tout change si les fenêtres ne sont que de petits trous dans une paroi mince et les projectiles des électrons, ou des « grains » de lumière (appelés photons). Déjà avec un seul trou, les projectiles peuvent être déviés de leur trajectoire. Le pire, c'est que quand vous ouvrez les deux trous, tout se passe comme si les projectiles passaient par les deux trous à la fois. On a beau retourner l'expérience dans tous les sens, le paradoxe est là : on sait d'où partent les projectiles, on sait où ils arrivent (par exemple par des traces sur une émulsion photographique), mais entre deux ils ont une trajectoire floue, dispersée dans l'espace et passant par les deux trous à la fois.

Si la relativité a introduit une vitesse fixe, la mécanique quantique introduit une sorte d'imprécision fixe, qui nous empêche notamment de connaître précisément et simultanément la position et la vitesse d'une particule. Certaines caractéristiques des particules, comme le spin, qu'on pourrait comparer à la rotation d'une toupie, ont aussi un caractère aléatoire : on ne peut prévoir dans quel sens tourne la particule avant de la mesurer.

Einstein pensa, jusqu'à la fin de sa vie, que ce devait être là une ignorance passagère - il croyait que la nature, elle au moins, était précise et « savait » où passait le projectile et dans quel sens tournait la particule dès son émission. Dans la même ligne, nombre de physiciens pensaient qu'il y avait des « variables cachées » qu'on pouvait introduire dans la description, même s'il restait impossible de les mesurer.

Le débat est resté ouvert longtemps. On a finalement réussi à monter une expérience pour trancher la question (notamment Alain Aspect au laboratoire d'Orsay, 1979-82). Il a fallu se rendre à l'évidence. Le seul modèle de la réalité qui est conforme aux expériences est celui qui admet cette part irréductible d'indéterminé dans la nature. Le « sens de rotation » d'une particule n'est pas fixé avant qu'on la mesure. La trajectoire du photon avant son arrivée sur la plaque photographique est bel et bien floue. Le point d'impact d'un photon n'est déterminé qu'en termes probabilistes. Ce n'est qu'avec les objets à notre échelle, formés d'un très grand nombre de particules, qu'on retrouve un comportement à l'échelle de notre bon sens...

Les implications de ce modèle de la mécanique quantique sont importantes. On imaginait, au xixe siècle, qu'on pouvait théoriquement prédire précisément le comportement de n'importe quel système si on connaissait précisément la position et la vitesse de chacune de ses particules à un moment donné. Cela reste théorique, bien entendu, et la chose demeurait pratiquement impossible. La révolution conceptuelle, c'est d'admettre qu'une telle prévision est non seulement pratiquement irréalisable, mais impossible par nature.

Certes, la mécanique quantique est une science précise dont les prévisions sont constamment vérifiées dans les expériences. Elle permet de comprendre la radioactivité, la source d'énergie qui alimente le soleil, la manière dont la matière a pu émerger du coeur des étoiles dans l'histoire de l'univers. Mais il a fallu pour cela introduire dans les calculs et dans les concepts une part irréductible d'inconnaissable et d'imprévisible qui pose une limite à notre capacité de mesurer et de prévoir.

Les limites de la logique

« Deux et deux font quatre ». Cette proposition est l'archétype de la vérité d'évidence et de ce qui peut être « mathématiquement prouvé ». Là encore, la belle assurance du passé a trouvé sa limite.

Point n'est besoin d'être un spécialiste pour comprendre quelque chose à l'arithmétique. Au sens mathématique, on désigne sous ce vocable la théorie des nombres entiers. Le concept se forme en nous dans notre prime jeunesse. Le jeune enfant annonce avec fierté : « je sais compter jusqu'à vingt », jusqu'à ce qu'un copain lui rétorque qu'il sait compter jusqu'à cent, lui... Un peu plus tard, ils savent compter jusqu'à mille, puis dix-mille... Bientôt ils découvrent qu'on peut compter « jusqu'où on veut ». Il suffit d'inventer des mots ou un système pour désigner les nombres. Dès ce jour-là, l'enfant a intégré dans sa pensée le concept de la série infinie des nombres entiers. Toute l'arithmétique n'est qu'un simple prolongement de ce premier pas.

Dans les siècles derniers, et plus particulièrement vers la fin du xixe et au début du xxe, on a cherché à préciser de mieux en mieux le cadre logique de la mathématique, de ses démonstrations, des axiomes à poser pour en tirer une théorie cohérente. Chacun comprend bien qu'on ne peut rien prouver sans avoir admis au départ des vérités premières, supposées évidentes, et une méthode de démonstration.

Le problème a surgi quand on a essayé de vérifier la cohérence des axiomes qu'on se donnait. A défaut de pouvoir prouver des axiomes, on voulait au moins s'assurer que ces axiomes étaient cohérents, c'est-à-dire qu'ils ne contenaient pas de contradiction interne. Et on cherchait à vérifier qu'ils étaient assez complets pour pouvoir théoriquement prouver la vérité ou la fausseté de n'importe quelle affirmation arithmétique ou mathématique clairement posée.

Tout ce qu'on est arrivé à montrer, c'est l'impossibilité de ce rêve. Dès qu'une théorie mathématique est assez puissante pour traiter au moins l'arithmétique élémentaire, il est impossible de construire un système d'axiomes cohérent qui soit complet. C'est le fameux théorème que Gödel a démontré en 1932. Quelle que soit la manière de se donner des axiomes, de deux choses l'une : soit ils sont « incomplets », en ce sens qu'on peut toujours fabriquer une affirmation dont on ne peut prouver ni la vérité ni la fausseté ; soit ils sont contradictoires, et ne servent donc à rien, puisqu'alors toute affirmation qu'on en déduit serait à la fois vraie et fausse.

Le théorème de Gödel signifie que le mathématicien est dans l'impossibilité de prouver la cohérence de la base sur laquelle repose toute sa théorie. Là encore, il ne s'agit plus d'une impossibilité pratique (parce que la vie serait trop courte ou les mathématiciens trop stupides pour trouver la démonstration...), mais d'une impossibilité inscrite dans la nature même de la logique qui sous-tend la démarche mathématique.

Cela n'empêche pas la mathématique d'être la plus rigoureuse des sciences, ni ses démonstrations d'emporter la conviction de tous. Mais le mathématicien sait qu'il doit admettre à la base de l'édifice cette petite dose de foi qui le préserve d'une certitude absolue. Avant Gödel, le mathématicien croyait qu'il savait (ou qu'il saurait). Depuis Gödel, il sait qu'il croit...

La limite de l'histoire

Selon la mécanique du xixe siècle, l'univers semblait statique et éternel. Pas de raison non plus qu'il soit limité dans l'espace... sinon qu'on a rapidement compris que la noirceur du ciel étoilé semblait indiquer qu'il ne s'étendait pas jusqu'à l'infini. Les observations du xxe siècle aboutiront à découvrir que l'univers n'est ni infini ni éternel - du moins selon le modèle dit du « big bang ». L'univers a une histoire. Voilà une idée qui représentait une telle révolution de pensée qu'elle a mis longtemps à s'imposer dans la communauté scientifique.

Là encore, nous découvrons en ce siècle des frontières qui ne sont pas dues à l'imperfection de nos techniques, mais qui sont dans la nature des choses. Les corrélations entre les recherches sur l'infiniment petit telles qu'elles se poursuivent au CERN d'une part, et les phénomènes caractérisant le coeur des étoiles et les premiers instants de l'univers d'autre part, permettent de « remonter le temps » et de proposer un modèle décrivant comment s'est développé l'univers depuis l'explosion initiale, comment s'est constituée la matière au coeur des étoiles, comment naissent et meurent les étoiles qui peuplent notre ciel. Mais impossible de remonter au temps zéro. En raison de ce petit grain de flou de la mécanique quantique, qui affecte également le temps, l'énergie, l'espace... A première vue, c'est comme si on s'était approché à un doigt de la naissance de l'univers (2), sans pouvoir la toucher. A moins que cette idée soit aussi saugrenue que celle de vouloir chercher le point de départ sur un cercle, si l'on suit les conclusions de Stephen Hawking (exposées dans Une brève histoire du temps).

Aux limites de l'« infiniment » grand et de l'« infiniment petit » s'ajoutent celles de l'infiniment complexe. Le phénomène de la vie, tel qu'il nous apparaît maintenant que nous avons commencé à comprendre les mécanismes moléculaires qui le caractérisent, dépasse de loin la complexité que nous trouvons dans les étoiles. Surtout si nous essayons d'envisager le phénomène dans sa globalité, avec ses millions d'espèces en interaction dans une histoire longue de deux ou trois milliards d'années... et dont les traces retrouvées sont infimes par rapport à l'ensemble des êtres qui ont vécu sur la terre.

On se trouve ainsi, avec l'évolution, devant la tentative de proposer un modèle pour ce qui est le sommet de complexité du monde physique observable. Il est vraisemblablement hors de notre portée de prouver la véracité du modèle.

En réalité, ce n'est que par de patientes recherches que les grands modèles explicatifs du big bang et de l'évolution se sont globalement imposés, tout en se confirmant ou en s'infirmant tour à tour sur tel ou tel aspect du modèle. Ce fut le mérite des épistémologues de ce siècle de montrer que nous n'accédons à la réalité que par le biais de modèles, toujours sujets à révision (cf. p. 15). C'est par un patient travail de va-et-vient entre cette construction théorique et les expériences (conçues pour tester les hypothèses) que s'infirment ou se confirment les modèles descriptifs. Aucune expérience ne peut jamais prouver définitivement la validité d'un modèle - elle peut par contre nous obliger à le changer ou à le réviser. Cette prise de conscience a ramené les chercheurs à plus d'humilité - sans pour autant mettre de frein à cette fascinante aventure de la recherche, bien au contraire.

Réhabiliter la science et la foi

Arrivés vers la fin du xxe siècle, nous constatons que la foi naïve en la science a été sérieusement battue en brèche. La confiance dans la technique a également été profondément ébranlée. Tout d'abord par le choc d'Hiroshima, qui nous a fait prendre conscience des dangers potentiels des pouvoirs nouveaux qui sont entre nos mains. Et plus récemment avec les risques de la pollution, la crainte des changements climatiques induits par l'activité humaine, l'épuisement des ressources non renouvelables, les manipulations génétiques.

Il ne faudrait pourtant pas pour autant rejeter les acquis de la démarche scientifique. Notre société a successivement perdu ses repères religieux traditionnels, et perdu confiance dans la science et la technique. Nombre de gens se tournent alors vers de « nouvelles » idées religieuses, qui sont souvent la résurgence de très anciennes croyances, habillées de terminologie pseudo-scientifique, alliées à des traditions religieuses orientales (soigneusement occidentalisées). On y parle d'« énergie » ou de « magnétisme », mais cela n'a rien à voir avec les réalités que décrivent les physiciens sous ces termes. On y parle de réincarnation, mais cette dernière a un tout autre sens que dans l'hindouisme ou le bouddhisme... Tout n'est pas nécessairement à rejeter dans cette galaxie de croyances que représente le « New Age » à la mode. Mais la vigilance s'impose face à la confusion grandissante. Cette mouvance est en tout cas le signe d'une soif profonde de sens et de spiritualité.

Peut-être faut-il réhabiliter la science - non le scientisme qu'on a abandonné avec raison, mais en jetant parfois le bébé avec l'eau du bain. Il ne s'agit plus d'exalter la puissance de l'homme, mais de poursuivre cette aventure de la recherche, qui fait partie de notre vocation d'humains et répond à cette soif de connaître propre à notre humanité - avec la conscience de nos limites.

Il faut aussi réhabiliter la foi, face à toutes les superstitions et à tous les intégrismes. Une foi qui ose se laisser questionner par le dialogue avec la science - et qui ose à son tour interpeller nos contemporains, croyants ou non, sur le sens profond de notre existence d'hommes et de femmes sur cette terre.



La Bible... bonne pour le musée  ?

Face au progrès fulgurant du savoir et de la technique, la foi au Dieu de la Bible semble pour beaucoup totalement inadéquate, surannée. Peut-on croire en ce vieux bouquin écrit par des gens qui n'avaient aucune conscience de nos connaissances et problèmes actuels  ? Aujourd'hui, pour beaucoup, Dieu semble singulièrement absent et sa révélation vieillie, anachronique. Dès lors comment dire Dieu ? Soit on le réduit à néant, soit on le ramène à « la cause première » - il faut bien un Dieu  ! -, soit on essaie de le rajeunir avec de prétendues nouvelles religions (qui n'ont, à bien les étudier, rien de nouveau), soit...

Pour les croyants, se mettre à l'écoute de ces vieux textes participe d'une conviction. Le croyant fait l'expérience que Dieu s'y révèle, ou plus exactement que ce livre est le témoignage rendu à la Parole de Dieu qui est à la fois action et parole. Cette conviction n'est pas démontrable ou prouvée, par définition. Toutefois elle a été éprouvée. Depuis des millénaires, des personnes parmi les plus humbles comme parmi les plus grands esprits écoutent, étudient ce texte, sont mises en question et en mouvement par lui. Il n'y a pas d'autre texte qui ait fait l'objet d'études savantes aussi rigoureuses et sévères. Combien de fois on a pensé qu'il allait se dissoudre sous l'analyse et la critique impitoyables dont il fut l'objet ! Pourtant il a résisté et résiste encore, il questionne et intéresse, il provoque et donne à penser... Il a donc quelque chose à dire encore aujourd'hui. Certes, la Bible fut l'objet de toutes sortes d'interprétations, parfois désastreuses. Mais les épreuves, notamment celle à laquelle les sciences l'ont soumise, ont permis de mieux saisir ce qu'elle veut dire et aussi ce qu'elle ne peut et ne veut pas dire. Les crises qu'elle a connues la rend encore plus pertinente dans sa spécificité et dans la force de son message. Pour cela, il s'agit d'accepter de l'écouter avec le plus d'honnêteté possible, en mettant en jeu nos préjugés et en ne nous masquant pas les difficultés.

De quelques idées reçues

A ce point de notre exposé, il est important de mettre en question quelques idées reçues concernant la relation entre science et foi.

Si des gens d'Église se sont parfois méfiés des sciences, voire opposés à elles, l'inverse s'est souvent produit, une attitude justifiant l'autre. Ainsi on a fréquemment utilisé la science contre la foi. Il en est resté l'idée, très largement admise dans la population et entretenue par nombre de journalistes peu au fait de l'une et de l'autre, que la foi est incompatible avec les sciences, et donc qu'un scientifique ne peut être croyant. Or, de tout temps, il y a eu des scientifiques croyants et d'autres incroyants. Aujourd'hui, des scientifiques sont des chrétiens engagés ; ceux qui sont agnostiques ou athées ne prétendent généralement pas que l'on puisse nier l'existence de Dieu au nom des sciences.

La deuxième idée reçue, liée à la première, se présente ainsi  : rationalité, certitude, preuve, objectivité, etc. seraient le propre des sciences ; irrationalité, incertitude, doute, subjectivité, etc., seraient caractéristiques de la foi. Or, s'il s'agit de faire des distinctions quant à l'objet, aux méthodes et au langage, il faut aussi reconnaître que les sciences sont faites par des personnes humaines. Les attitudes de doute, l'intuition et l'irrationnalité des scientifiques sont présentes et même nécessaires à leur travail. S'il n'y avait que des certitudes en sciences, il n'y aurait plus de progrès de la connaissance scientifique. Réciproquement, les théologiens font preuve d'une grande rigueur intellectuelle autant dans l'étude des textes que dans l'expression de la foi. Objectivité et subjectivité, rationalité et intuition, doute et confiance se conjuguent dans l'une et l'autre démarche, avec des accents différents. La démarcation stricte entre démarche de connaissance et démarche de foi reste un problème auquel les philosophes n'ont pas réussi à donner de solutions satisfaisantes. Toutefois, nous devons nous appliquer à chercher à distinguer ce qui est spécifique à chaque domaine avant de discerner les ressemblances, voire les dépendances.

En troisième lieu, une des grandes difficultés qu'éprouvent les lecteurs actuels de la Bible est celle qui consiste à lier la vérité à la description factuelle. La seule question valable serait  : comment cela s'est-il passé  ? Or la vérité du monde ne se limite pas à celle des faits. Dans la vie nous avons constamment recours à des formes de langage différentes. Quand un jeune homme déclare à une jeune fille  : « je t'aime », il ne s'attend pas à ce qu'elle lui réponde : « merci de l'information », sinon pour exprimer son refus. S'il s'aventure à lui offrir une rose et qu'elle se précipite dans un laboratoire pour en faire l'analyse chimique, il en conclura que, décidément, lui et elle ne s'expriment sur le même registre, même si chacun des discours est vrai dans son ordre de langage. La vérité ne se réduit pas à une seule forme de lecture du monde, elle s'exprime aussi par des symboles ! Ainsi la Bible, même si elle raconte des faits historiques, n'a pas pour but d'en faire la description exacte, ni d'en donner explication selon nos critères, par exemple l'explication causale. Son objet est de saisir le sens de l'événement. Quand elle dit par exemple : « Dieu a fait.. », ce n'est pas le résultat d'un constat, mais une interprétation de l'événement liée à la foi que Dieu a agi au-delà ou en deçà de ce qui se donne à voir. C'est aussi pourquoi elle recourt à des genres littéraires variés, comme nous le verrons plus loin.

Enfin, si nous pouvons avoir de bonnes raisons de penser que les théories actuelles sur les origines du monde et de l'humanité décrivent comment les choses se sont passées, elles n'en demeurent pas moins limitées aux perspectives qui leur sont propres. De plus, elles restent lacunaires, partielles, sujettes à constante révision. Aussi satisfaisante et efficace soit-elle, une théorie scientifique ne peut être confondue avec la réalité. Elle n'en est qu'un modèle ; comme la carte de géographie représente le territoire suivant des critères et des signes que l'on se donne, et ne peut être confondue avec le territoire. Cette remarque n'a pas pour objectif de discréditer les sciences, mais d'en reconnaître la portée. La vérité d'une théorie scientifique est liée à des critères que l'on se donne, elle ne peut prétendre à la vérité absolue. Ce que les sciences du vingtième siècle nous ont appris, c'est que nous ne pouvons pas dire comment le monde est, mais seulement comment il nous apparaît, car nous ne pouvons pas nous séparer de notre situation d'observateur intramondain. Il n'existe pas de point de vue extérieur qui permettrait de juger de tout. Cette idée a été une illusion propre aux sciences des xviie, xviiie et xixe siècles.



Les points d'achoppement

Pour l'honnêteté du débat, il s'agit de reconnaître les lieux habituels de conflits entre science et foi.

Tout d'abord, on voit souvent dans le christianisme un frein au développement des sciences. Il n'est pas difficile de trouver des exemples qui corroborent cette assertion. Le plus célèbre d'entre eux est la condamnation de Galilée par l'Inquisition de l'Église catholique romaine en 1633. Même si l'Église catholique avait admis depuis longtemps ses thèses, sa réhabilitation définitive en 1992 par le pape Jean-Paul II a paru bien tardive et prouve effectivement que l'Église catholique était en retard par rapport aux sciences. Cette affaire dramatique et injustifiable a fonctionné comme une sorte de mythe fondateur de la science, laquelle détiendrait la vérité face à l'obscurantisme de la religion. Or à l'étudier de plus près (ce que nous ne pouvons pas faire ici), on se rend compte que les choses n'ont pas été aussi simples qu'on le dit. Les théologiens catholiques étaient fort divisés entre eux, certains prenant nettement le parti de Galilée. Les théologiens qui s'opposaient à lui se comptaient surtout parmi ceux qui avaient intégré à la théologie la pensée du philosophe grec Aristote. Dans ses écrits, Galilée s'en prenait surtout aux conceptions du mouvement de ce philosophe. Quant à la Bible, il aimait à en dire : « elle ne nous dit pas comment va le ciel, mais comment on va au ciel.  »

D'autre part, il faut aussi dire que les théologiens de Rome ne représentaient pas non plus l'ensemble de la chrétienté. Il y eut des régions où la science nouvelle put se développer sans encombre.

Le célèbre historien français Pierre Chaunu ne s'étonne guère qu'il y ait eu des résistances. Il affirme dans un article intitulé « Pourquoi la science est née en Occident  » :

Ce qui est prodigieux ce n'est pas que l'histoire ait connu cette résistance. Car le propre d'une culture, c'est de résister ; le propre d'un paradigme, c'est de se défendre, ce n'est pas de se laisser substituer. L'étonnant n'est pas qu'on ait fait des ennuis à Galilée, non. En dépit de tout, il y a eu Descartes et la suite, toutes les nouvelles conceptions se sont développées avec une vitesse grand V. Au bout de cinquante ans, l'expansion formidable des sciences s'est faite tout à fait librement.... En définitive, ce qui me frappe, c'est que le monde judéo-chrétien est un monde extrêmement plastique. » (3)

Par plastique, il entend malléable, souple. Pour lui, si la science est née dans l'Occident judéo-chrétien, ce n'est pas un hasard. Il attribue ce lent développement à une attitude face au monde directement héritée du message biblique, en particulier à l'idée de création ex nihilo (à partir du néant). Cela implique que le monde, le temps et l'espace sont créés, c'est-à-dire limités, non divins, non éternels ; donc la source de l'Être absolu est en dehors du monde. D'autre part, la création biblique implique que le monde est organisé et bon dans son fond et le reste, même s'il est entaché par le mal. Cela est encore renforcé par le dogme de l'incarnation, puisque Dieu se fait être corporel en Jésus-Christ pour sauver ce monde. Ces conceptions ont certes certainement joué un rôle important dans le développement de la connaissance, comme le reconnaît aussi le philosophe Marcel Gauchet dans le Désenchantement du monde. (4)

Même si l'on n'exige pas de la Bible qu'elle soit un livre scientifique, il faut quand même rappeler sur quels points les tensions ont porté depuis le début des sciences modernes au xviie siècle. Ce sont principalement :

1) les récits de création et des débuts de l'humanité,

2) les généalogies et la mesure des durées,

3) la confrontation de l'archéologie et des récits bibliques,

4) les miracles,

5) l'application des méthodes d'analyse historico-critique au texte biblique. Il n'est pas possible d'examiner chacun de ces points ici. Ce qui ressort de cette confrontation, c'est une meilleure compréhension du texte biblique dans sa spécificité.



Différents types de langage

Considérer les sciences comme la seule démarche de connaissance possible, c'est méconnaître aussi bien l'objet et les méthodes des sciences que la démarche de la foi. Si, réciproquement, on suppose que la Bible est un livre qui dit tout sur tout, y compris sur les sciences, il y a fort à parier que certaines interprétations particulières se trouveront en contradiction avec des données scientifiques.

Il convient dès lors de savoir ce qui est spécifique à chaque perspective. Non pas pour les séparer définitivement ou supprimer toute tension entre elles, mais bien pour qu'une cohérence et une interpellation mutuelle soient possibles.

Dans le débat qui nous occupe, il est essentiel de reconnaître qu'il existe des types de langage et de compréhension différents. La science, par définition même, n'est pas compétente en matière de foi. Son langage est totalement inadéquat pour rendre compte de l'expérience poétique ou sentimentale et, à plus forte raison, de l'expérience religieuse. D'autre part, la Bible ne se veut pas un livre de science. Il est incorrect d'y chercher des théories physiques ou biologiques contemporaines, comme si par prémonition les écrivains bibliques avaient déjà tout dit, de façon cachée. Le langage biblique est lui-même fort varié. La Bible (du grec ta biblia, c'est-à-dire les livres), comme son nom l'indique, est une véritable bibliothèque. Elle a recours à une multiplicité de langages ou formes littéraires. Ainsi, il y a des récits de vie, de bataille, des lois, des révélations, des poèmes, des prières, des visions, des paraboles, des récits de guérison, des lettres doctrinales, etc. Ainsi, les textes bibliques ne parlent pas tous de la même façon, et pour bien les entendre, il s'agit de respecter leur caractère ou genre littéraire.

Quand la Bible parle de la nature, elle le fait à partir de l'expérience quotidienne de l'homme, dans le langage du sens commun, du point de vue d'un observateur terrien (par ex. le soleil se lève, etc.) ou sur la base des connaissances de son époque. Généralement la nature est évoquée pour exprimer la gloire et la puissance de Dieu en langage poétique et symbolique, sur la base des descriptions communes, sans qu'il y ait de tension entre ces langages.

Les cieux racontent la gloire de Dieu,
Le firmament proclame l'oeuvre de ses mains.
Le jour en prodigue au jour le récit,
La nuit en donne connaissance à la nuit [...]
Là-bas, Dieu a dressé une tente pour le soleil,
c'est un jeune époux sortant de sa chambre...
(Psaume 19 : 2-6)

Car au Seigneur sont les colonnes de la terre,
sur elles il a posé le monde.
(1 Samuel 2 : 8)

Il est vrai que pendant des siècles, les textes bibliques, en particulier ceux de la Genèse, ont été lus à la fois comme des textes théologiques et comme des explications sur la formation du monde.

Les problèmes ont surgi quand les sciences, avec Copernic pour commencer, ont élaboré des modèles distincts de ceux que fournit le sens commun. Dire « le soleil est au centre du système des planètes et la terre tourne autour de lui » s'oppose d'abord à l'observation immédiate plutôt qu'à la Bible. Rejeter le système copernicien au nom de la Bible, c'était demander à celle-ci de cautionner de son autorité spirituelle le sens commun. Cette confusion est à l'origine de nombreux affrontements et a exigé du temps pour être levée.

Confrontés aux différentes sciences, les théologiens ont été amenés à mieux saisir la spécificité des textes bibliques pour mieux les respecter dans ce qu'ils disent et éviter autant que possible de plaquer sur eux des interprétations toutes faites. Un travail considérable et fort rigoureux - scientifique - a été accompli pour étudier les textes. C'est pourquoi on parle de sciences bibliques. Celles-ci, pas moins que d'autres, n'échappent à la critique, mais ne doivent pas pour autant être rejetées sous prétexte que la Bible étant Parole de Dieu ne mérite plus que la compréhension spontanée.

En lisant les Évangiles, on se rend compte que Jésus a utilisé le langage de son temps pour transmettre son message, sans chercher à le modifier ou à apporter de nouvelles connaissances sur le monde. De même, les récits bibliques de création utilisent le langage de leur temps pour affirmer que Dieu est le Créateur. Tout en empruntant certains éléments des cosmogonies antiques, ils les contestent radicalement pour apporter la spécificité de la foi au Dieu d'Israël. Or il est justement intéressant de remarquer que la Genèse comprend deux récits de création qui diffèrent notablement (Gn 1 : monde formé à partir de l'eau, Gn 2 : à partir de la terre déserte ; Gn 1 : l'homme est créé mâle et femelle, après toutes les autres réalités naturelles, Gn 2 : l'homme est créé en premier et la femme à la fin, etc.). La tension entre ces deux récits n'a certainement pas échappé aux auteurs bibliques. Il faut en conclure que le but visé par chacun d'eux n'était pas la bonne description de la formation du monde, - les savoirs sur l'origine sont relatifs -, mais de dire, avec le support du langage de l'époque, la Parole de Dieu qui donne sens à ce monde, qui révèle qui est Dieu pour l'être humain, son rapport à autrui et au monde.

Les scientifiques élaborent, en relation avec des observations et des mesures, des modèles divers pour tenter de rendre compte d'une histoire de la formation de l'univers (théorie du « big bang »), de la terre, du monde biologique et de l'humanité. Un changement important, pour ne pas dire révolutionnaire, s'est opéré au xviiie siècle dans la représentation de la formation du monde. Jusque-là, la notion de création était non seulement une notion théologique, mais également un concept explicatif sur la formation du monde et des êtres. Le mot création était saisi comme créations soudaines et stables. C'est ainsi que le concept de création fut assimilé au fixisme par opposition à celui, nouveau, d'évolution. Le premier semblait mieux convenir à la Bible. Pourtant le récit de création de Genèse 1 montre bien une création progressive qui va de la lumière primordiale, du temps et de l'espace à la création de l'homme.

Que veut donc dire : « Dieu a créé le monde » ?

En théologie chrétienne, affirmer que Dieu est le créateur n'est pas de l'ordre de la constatation. Il ne s'agit pas d'une déduction que l'on pourrait faire en regardant le monde, mais d'une confession de foi. Comme le dit la lettre aux Hébreux : « Par la foi, nous comprenons que les mondes ont été organisés par la parole de Dieu. Il s'ensuit que le monde visible ne prend pas son origine en des apparences. » (Héb. 11 : 2)

Croire qu'un dieu a créé le monde et l'humanité n'a rien d'original. Il n'est pas de peuple qui n'ait ses récits ou mythes d'origine. Avec le texte biblique, nous sommes explicitement invités à faire un acte de foi : il s'agit non seulement de croire que ce monde est le résultat d'une création divine, mais que le Dieu qui s'est révélé à Israël puis en Jésus-Christ comme le Seigneur du monde est le Dieu créateur et libérateur. Il libère les hommes des divinités élaborées à partir des craintes qu'inspire la nature, il libère de la peur et du fatalisme liés aux puissances astrales.

Dire « Dieu est le créateur », c'est reconnaître que le monde est précédé, voulu par plus et autre que lui-même, qu'il est voulu par un amour qui le fonde et le crée. Le monde n'est pas Dieu, il est autre, à distance de Dieu. Croire au Dieu créateur, c'est accueillir le monde, la vie, comme le don d'un autre, qui a l'initiative de se révéler ; c'est accueillir le monde comme le lieu d'un projet, d'une reconnaissance. Croire que Dieu est le Créateur ne peut s'appuyer sur aucune preuve ; ce serait soumettre Dieu à un critère humain d'expertise.

Le verbe créer, bara en hébreu (« Au commencement Dieu créa les cieux et la terre »), ne peut avoir comme sujet que « Dieu ». Dieu seul crée, Dieu seul est auteur du monde, quelle que soit la façon (le comment) avec laquelle les choses se sont formées. Ainsi le mot création ne désigne pas un mode de faire ou d'émergence du monde et de l'être humain. Souvent on comprend ce terme comme une action divine instantanée et stable, sans évolution possible ; une sorte d'acte magique. Mais le terme de création ne peut pas être placé dans le même registre de langage et d'explication que celui d'une théorie scientifique. « Évolution, hasard et nécessité » ne sont pas comparables à « création ». A titre de comparaison, ce serait vouloir mettre sur le même niveau de langage l'amour exprimé par le don d'une rose à celle que l'on aime et le rapport de laboratoire de l'analyse chimique de la rose. Un langage n'exclut pas l'autre, mais en l'occurrence, on ne peut les mettre sur le même plan. Dieu a créé le monde, que ce soit par mode évolutif ou non. Ce monde est là sans que l'on puisse donner réponse au pourquoi. Avec les sciences, nous ne faisons que balbutier le comment.



Cosmogonies antiques et récits bibliques des origines



Voir encadré «Quatre options actuelles de lecture des textes bibliques de création.

Dans la Bible, le plus célèbre des récits de création se trouve au premier chapitre du livre de la Genèse. Nous verrons plus loin que ce n'est pas le seul récit rapporté par la Bible, mais c'est certainement le plus connu. Or la compréhension de ce chapitre ne s'impose pas de manière évidente. Il est interprété de différentes manières. Pour les uns, ce récit est un compte-rendu des événements de la création. Celle-ci se serait ainsi développée sur une période d'une semaine de 7 jours de 24 heures. C'est l'approche créationniste. Pour d'autres, le récit exprime dans un langage poétique un processus qui se serait développé sur une période considérablement plus longue. Ceux-ci accueillent en partie l'approche scientifique et cherchent à trouver une correspondance entre le récit biblique et les hypothèses scientifiques. C'est la tentative du concordisme. Pour d'autres, enfin, il n'y a pas lieu de chercher des correspondances entre les approches biblique et scientifique, car elles suivent des logiques et des buts différents. La démarche scientifique cherche une explication à l'enchaînement des phénomènes naturels. Elle travaille à partir des observations en sa possession et des lois de la nature qu'elle a pu identifier. Elle cherche à répondre à la question du « comment ». Elle ne prend en compte que ce qui est mesurable, saisissable par l'observation et analysable par la raison. Elle est objective dans le sens que son langage est universel, indépendant de l'observateur, valable pour tous et dans toutes les situations.

L'approche biblique, elle, va plutôt se préoccuper du « pourquoi », du sens des choses, de l'origine et de la finalité de toute chose. Si la science est incompétente en matière de foi, incapable de rendre compte de ce qui échappe à l'observation et à la raison, la démarche biblique va justement chercher à pénétrer, par la foi, les mystères qui échappent à l'observation humaine. Une démarche de la foi... sans être pour autant ésotérique. La démarche religieuse n'est pas réservée à des initiés ; elle fait appel à la foi tout en s'exprimant d'une manière cohérente et intelligible. Il est inutile de chercher dans la Bible des théories physiques ou biologiques, comme si les écrivains bibliques les avaient découvertes par prémonition. La Bible, au-delà de la science, ouvre un chemin vers Dieu. La science, en deçà de la Bible, ouvre un chemin vers l'homme et la compréhension de son existence. Ces deux chemins ne sont pas antagonistes. Ils renvoient l'un vers l'autre et se complètent. L'erreur serait de les opposer ou de les confondre.

On dit parfois qu'il faut « lire la Bible comme elle est écrite ». Par là on sous-entend qu'il faut prendre ses récits « littéralement ». Cette affirmation pourrait être exacte... si on prend bien soin d'en préciser la portée. Il faut observer que toute communication joue constamment sur des registres différents. Dans la vie courante, nous sommes tellement habitués à distinguer ces différents registres que cela ne nous pose aucun problème. Il est tout naturel de lire d'une manière différente les chiffres d'un annuaire téléphonique, ceux d'un horaire de chemin de fer ou encore ceux d'un livre de comptabilité. De même la phrase « il l'embrassa sur la bouche » prend une signification bien différente si elle figure dans un rapport de police relatif à un attentat à la pudeur, si elle décrit une action d'un roman d'amour, si c'est l'observation d'une institutrice parlant de deux de ses élèves de classe enfantine, ou encore si c'est la narration que fait un journaliste de la rencontre de deux hommes d'État en Russie. « Faire la bombe » signifie autre chose dans la bouche d'un terroriste ou dans celle d'un fêtard.

Il en est de même au sujet du texte biblique. La Bible contient des genres littéraires très variés : narration - allégorie - parabole - poésie - sagesse - confession de foi - dogmatique - apocalyptique - histoire - etc. Ainsi le terme « littéralement », en parlant du texte biblique, invite à identifier le genre littéraire du passage étudié. Pour « lire la Bible comme elle est écrite », il faut respecter le genre littéraire utilisé par l'auteur du texte pour communiquer son message. Faute de quoi nous allons inévitablement plaquer sur notre lecture le schéma de valeur qui nous détermine. Dans notre culture, ce schéma est positiviste (et encore !). N'est considéré comme vrai que ce qui est démontrable par des faits concrets. Comme nous affirmons que la Bible dit vrai, nous en déduisons que ses récits sont la narration de faits matériellement démontrables. Par conséquent, cette grille de lecture « factuelle » va ignorer tous les autres genres littéraires utilisés et cela conduit inévitablement à des contresens fâcheux.

Venons-en à Genèse 1. Comment comprendre ce texte ? A quel genre littéraire appartient-il ? Est-ce un récit historique, un poème, une allégorie, une confession de foi... ? La réponse à cette question déterminera la compréhension qu'on en aura. Mais avant d'essayer de répondre à cette question, une observation s'impose. Genèse 1 est un discours sur l'univers et sur sa création. Pour utiliser des mots techniques, Genèse 1 est une cosmologie, ou plus précisément une cosmogonie. Or ce genre littéraire était très courant à l'époque. (Notons que le discours scientifique est aussi à sa manière une cosmogonie). Tous les peuples voisins d'Israël possédaient également des cosmogonies. Elles exprimaient l'essence même de leur vision du monde et de leur spiritualité. Une cosmogonie résume à elle seule toute la philosophie de la vie et toutes les valeurs religieuses de ses auteurs. Les cosmogonies bibliques sont apparues dans un monde qui cherchait lui aussi, à sa manière, à comprendre son origine et son sens. Aussi, pour découvrir ce qu'il y a de particulier, voire de révolutionnaire dans le message biblique, il faut le comparer aux cosmogonies qui lui sont contemporaines. C'est cette comparaison qui va faire ressortir le génie propre des récits bibliques - alors que la comparaison avec le discours scientifique apparu des millénaires après n'est pas pertinente et risque de nous entraîner sur de fausses pistes.

Les cosmogonies

Généralités

Nous sommes entre 2000 et 1000 avant Jésus-Christ. Le monde connu comporte l'Égypte, la Mésopotamie, les Hittites, Israël et la Crête. La Grèce n'existe pas encore. Rome encore moins. Le langage scientifique n'existe pas. La vision du monde est une vision unitaire, archaïque. La philosophie, l'histoire, la religion, l'observation et la compréhension du monde forment un tout. Elles s'interpénètrent. Les penseurs de cette époque s'expriment au moyen de ce que nous appellerons des mythes. Là encore une mise au point s'impose. Un mythe, contrairement à ce que l'on croit communément, n'est pas une légende. Un mythe est un récit fondateur, une vérité qui utilise un langage imagé. Par exemple : le mythe d'Oedipe, celui de Guillaume Tell. Peu importe l'historicité des personnages en question, ces mythes rapportent une vérité universellement admise.

Revenons à la création. Il était important, pour les hommes de l'époque - comme pour nous - de dire leur origine. La compréhension du présent découle de la manière dont on comprend son origine. Ainsi naissent des mythes dont la comparaison est riche d'enseignement.

L'Égypte

L'Égyptien vit au rythme des crues du Nil. A la fin de chaque été, il voit le fleuve enfler, déborder de ses rives et couvrir tout le pays. Il ignore probablement la raison de ce phénomène. Il constate simplement qu'un pays nouveau « naît » de la crue. Un pays fertile. La crue fertilisante apporte la vie. La crue donne au pays un aspect chaotique. Tout est couvert par les eaux, comme une immense mer d'où n'émergent que les collines et les villages. Cette mer qui, en se retirant, dépose une couche terreuse qui, rapidement, se met à verdir et se couvrir de toutes les formes de vie.

On comprend que les Égyptiens imaginèrent la création du monde comme une réplique lointaine, universelle et cosmique du cycle annuel donnant naissance à leur sol et à leur existence. L'océan primordial qui entoure la terre, c'est l'immense réservoir dont les mers sont les affleurements et dont le Nil tire ses flots. Cet océan primordial, source originelle de vie, s'appelle le Noun, le grand dieu incréé, né de lui-même, qui existe de toute éternité.

Le soleil est la seconde divinité égyptienne. Il se nomme Rê ou encore Atoun. Il a été engendré au coeur du Noun, il est sorti du Noun. Cependant, il est aussi l'auteur de sa propre existence. Il s'est constitué de lui-même. Dans le Noun il est venu à l'existence à partir de la force qui est en lui. C'est la seconde source de vie. Les eaux du Noun, jadis plongées dans les ténèbres, sont désormais visitées par l'astre de lumière. La barque du soleil navigue sur l'océan primordial. Et c'est lui qui est l'auteur de la création.

... quand le ciel n'existait pas encore,

quand la terre n'existait pas encore...

je fis tous les êtres encore tout seul alors...

Je m'unis à moi-même avec mon poing,

je me masturbai avec ma main

je versai ma semence en ma bouche et la rejetai,

je crachai ce qui fut Shou,

j'expectorai ce qui fut Tefnout...

Quand je m'unis à moi-même, je pleurai sur eux

et les larmes de mon oeil furent l'origine des hommes... (5)

Atoun crée donc par masturbation et par crachat. Il crée tout d'abord Shou (l'atmosphère), puis Tefnout (l'élément humide sur la terre). Ensuite, Tefnout met au monde Geb (la terre) et Nout le ciel. Enfin, le couple Geb et Nout sont séparés par Shou de façon à ce que chacun occupe sa place réciproque. Ainsi est instaurée la structure actuelle de l'univers. Ce mythe a fait l'objet de nombreuses représentations qui figurent sur les voûtes et les parois des temples, des pyramides et des chambres funéraires dès la fin du premier empire (2460 av. J.-C. env.).

La Mésopotamie

La Mésopotamie, c'est 4000 ans d'histoire. La première civilisation attestée, les Sumériens, vécurent approximativement de 3200 à 2000 av. J.-C. Les Assyriens, puis les Babyloniens leur succédèrent avant de faire la place aux Perses, puis aux Grecs d'Alexandre le Grand. Le monde des Mésopotamiens est fait des deux grands fleuves, le Tigre et l'Euphrate, qui se fondent dans le delta marécageux du Golfe persique. Les eaux fangeuses de ces fleuves charrient maints débris et roseaux auxquels s'agglutinent le limon qui finit par former des îles flottantes. Pour les Babyloniens, cette eau douce, féconde, l'eau primordiale à l'origine de tout, c'est le dieu Absou. A ce dieu correspond la déesse Tiamat qui incarne l'abîme des eaux saumâtres et remuantes.

Lorsque, en haut, les cieux n'étaient pas nommés,

que, en bas, la terre n'avait pas de nom,

que l'Apsou primordial, qui engendra les dieux,

que Tiamat qui les enfanta tous,

mêlaient indistinctement leurs eaux...

alors naquirent les dieux. (6)

Ainsi apparurent plusieurs générations de dieux. Or les jeunes dieux sont turbulents et empêchent les vieux de dormir et Absou décide de supprimer ses descendants. La conspiration est dévoilée et Éa, un petit fils d'Absou, tue son aïeul pour s'arroger ses prérogatives. Mais Tiamat veut venger la mort de son mari afin de reprendre le pouvoir. Dans ce but, elle se lie à Kingou. Craignant la fureur de Tiamat, et se sentant impuissants face à elle, les jeunes dieux se liguent et confient à Mardouk la tâche de tuer Tiamat. Mardouk, qui obtiendra pour prix de sa victoire le pouvoir suprême, est chargé d'organiser, de stabiliser et d'harmoniser le chaos que représente Tiamat. Il livre un combat monstrueux à Tiamat qu'il arrive à vaincre et à tuer.

Détendu, le Seigneur contemple le cadavre de Tiamat ;

il partage le monstre et veut en faire une grande oeuvre :

il le coupe en deux comme on divise un coquillage,

et d'une des moitiés il fait la voûte des cieux ;

il traça des limites, installa des gardes,

et leur donna pour mission de ne pas laisser sortir ses eaux.....

De l'autre moitié de Tiamat il plafonna et fixa la terre...

Ayant édifié les cieux et la terre,

il noua leurs liens, pour qu'ils soient solidement tressés.....

...

« C'est Kingou, qui a engendré le combat,

a fait se révolter Tiamat, et a engagé la bataille ! »

On l'enchaîna ; devant Éa on le maintient,

on lui inflige le châtiment : on lui tranche le sang.

De son sang, Éa créa l'humanité,

et lui imposa le service des dieux, et libéra les dieux. (7)

Israël

Entre l'Égypte et la Mésopotamie, sur une modeste bande de terre entre le désert d'Arabie et la mer Méditerranée, va s'implanter, autour du xiie siècle av. J.-C., ce peuple au destin exceptionnel. Un peuple à l'envergure politique et militaire modestes, qui fut souvent assujetti à ses puissants voisins. Un peuple, cependant, qui fit entendre une voix singulière dans l'antiquité et dont la voix a influencé une grande partie du monde.

Son originalité c'est de n'avoir qu'un Dieu, Yahvé. Il tranche ainsi nettement du milieu religieux ambiant. Son monothéisme sera un ressort d'une grande vitalité et le principe de son unité profonde. Israël a aussi réfléchi à l'origine du monde et a conçu des récits qui ont été conservés dans le cadre de la Bible.

La Bible nous propose, non pas un seul récit de création, mais plusieurs, rédigés par des auteurs différents.

Le livre de la Genèse, dans ses premiers chapitres, nous rapporte deux récits de la création. Le premier (1 : 2-2 : 4) est un chant, rythmé par un refrain, et composé de 7 strophes. Il se présente comme une immense liturgie célébrée par Dieu lui-même. Tout y est mouvement, depuis le commencement, pour tendre vers l'achèvement de la création bonne voulue par Dieu. Le second récit (2 : 4b-3 : 24) est d'un genre littéraire très différent. Il a la forme d'un conte, le conte des origines. L'histoire se déroule en épisodes successifs. Elle suit une intrigue. Elle chemine le long d'une tension. Elle exprime le drame quotidien de nos vies : choisir et faire usage d'une liberté bien encombrante. Elle repère que notre rêve commun est celui d'être Dieu et de s'imaginer que cela simplifierait bien nos histoires intimes.

Ces deux récits contiennent d'importantes différences. Dans le premier récit l'homme est créé en dernier, alors que dans le second il est créé en premier. Au début du premier récit, la terre émerge de l'eau primordiale. Dans le second, la terre est sèche et déserte, et un flux vient irriguer toute la surface du sol. Dans le premier récit, tout paraît harmonieux et favorable à l'homme. Dans le second récit la nature offre un certain danger à l'homme par la présence du serpent. L'ordre d'apparition des êtres créés est différent dans les deux récits : dans le premier, on a la succession plantes-animaux-humain (mâle et femelle) ; dans le second, l'ordre est homme-plantes-animaux-femme.

Dans les Psaumes, le thème de la création est partout présent. Il est mis en rapport avec le projet de salut de Dieu. Parce que Dieu est le Créateur, il est capable de sauver. Le Dieu dont parlent les Psaumes est celui qui trône majestueusement dans les hauteurs. Il se révèle comme le Créateur des mondes, et c'est lui qui, aujourd'hui, se penche sur ses créatures, les hommes.

A lui est la mer, c'est lui qui l'a faite ;

à lui aussi est la terre ferme, c'est sa main qui l'a façonnée.

Plions les genoux devant Yahvé qui nous a faits

car il est notre Dieu et nous sommes le peuple de son pâturage

[citation] Psaume 95 v.5-7

On trouve un impressionnant récit de création dans le livre de Job. Dans ce récit Dieu se présente à Job comme un mystère insondable. Son action suscite l'admiration. C'est lui qui assure la marche du monde. Il commande au matin et à l'aurore (38 : 12s), il se promène jusqu'au fond de l'abîme, jusqu'aux portes de la Mort et de l'Ombre (38 : 16), il indique à la lumière et aux ténèbres leur chemin et leur place. C'est lui qui appelle la neige et la grêle, le vent d'est et la pluie...

Dieu suggère ainsi que toute son oeuvre est sagesse, même à l'égard de l'homme. Or ce dernier ne possède pas les critères de cette sagesse. A Job, l'homme qui souffre sans comprendre pourquoi, Dieu démontre sa souveraineté. Cette démonstration de bonté et de souveraineté a pour lui valeur de témoignage : comment Dieu, si attentif et si libre, resterait-il indifférent au destin de ses serviteurs ? Comment une telle puissance pourrait-elle ne pas être généreuse ?

Le prophète Ésaïe fait aussi de nombreuses mentions de l'action créatrice de Dieu. Ces références à la création s'inscrivent dans le contexte troublé du peuple d'Israël soumis à la vindicte de ses ennemis et emmené en captivité à Babylone. A ce peuple, Dieu annonce la délivrance. Délivrance qui se réalisera lorsque Cyrus, le roi des Perses, prendra le pouvoir à Babylone et permettra le retour du peuple en Israël. Le motif de la création atteste que le temps de la délivrance est arrivé. Ce motif se rapporte à « l'aujourd'hui du salut ». Les références à la création sont au présent. La création ne désigne donc pas seulement un acte initial de Dieu, mais une activité continue, inlassable de Dieu. Notre Dieu n'est pas un Dieu qui a créé à l'origine des temps, mais un Dieu créant, un Dieu qui ne cesse encore de créer et d'agir dans sa création. Le thème de la création évoque l'ensemble de l'activité créatrice de Dieu, du commencement à la fin des temps, hier, aujourd'hui et demain. La foi en un Dieu créateur et la foi en un Dieu rédempteur ou libérateur sont inséparables l'une de l'autre.

Ainsi parle Yahvé, celui qui crée les cieux et les étend,

qui affermit la terre et ses rejetons,

qui donne haleine aux peuples sur elle

et souffle à ceux qui la parcourent :

Moi, Yahvé, je t'ai appelé selon la justice

et je t'ai pris par la main

pour faire sortir de prison le captif,

de la maison d'arrêt, les habitants des ténèbres.

Ésaïe 42 : 5-7

Le génie des récits bibliques

La comparaison des cosmogonies qui précèdent permet de faire apparaître l'originalité et la spécificité du message de la Bible. Il y a certes quelques ressemblances entre ces cosmogonies : l'intuition que l'eau est le berceau originel du monde, le rôle des dieux... Mais les divergences sont bien plus fondamentales et significatives. Elles font apparaître le génie propre de la révélation biblique dont les traits principaux sont les suivants :

- Dieu crée par sa Parole. Contrairement aux mythes antiques, la création n'est pas le résultat d'une lutte cosmique ni de la dispersion des organes ou de la semence des dieux. Elle est produite par une simple parole, la parole d'un roi qui se fait obéir. Cette parole divine pose une distance entre le Créateur divin et sa création. Une distance qui ouvre à la liberté et à la responsabilité.

- La création n'est pas divine. Le monde et l'humanité ne sont pas un prolongement matériel de dieu, ni des fragments de dieu. L'homme n'est pas un dieu en miniature. Cela le libère des prétentions et surtout des angoisses d'être organiquement dépendant d'un autre que lui-même. La nature est dédivinisée. Les arbres, les fleuves, la lune, le soleil, la terre, le ciel et les astres ne sont pas des divinités. La nature n'a aucun pouvoir de type sacré, ni maléfique, ni bénéfique sur l'homme. L'homme n'a pas à la craindre ni à chercher à développer avec elle une relation de type magique.

- Dieu crée par sa Parole. Une création librement souhaitée, qui témoigne de son désir de manifester sa grandeur. Le sens et le fondement de l'univers se trouvent dans la liberté débordante de la gloire de Dieu. Dieu crée le monde pour célébrer sa gloire et révéler son amour. La création témoigne aussi que Dieu désire partager sa gloire. Dieu est un Dieu de relation. Par la création, il pose devant lui un vis-à-vis, un autre semblable à lui-même avec lequel il désire entrer en relation. L'homme est ainsi appelé à être son partenaire dans la gestion de la terre.

- La création est déclarée « bonne ». Elle est l'expression de ce que Dieu a voulu. Elle est orientée vers la vie. Elle est dynamisée par un courant de vie. Elle n'est pas le fruit du hasard ou d'une malheureuse fatalité. L'homme n'a pas été créé pour le service des dieux et pour faire à leur place les corvées quotidiennes. L'homme a été créé pour la liberté et pour la relation. Une liberté qui ne peut se vivre que dans le respect de la limite qu'impose l'existence de l'autre. En son origine, malgré l'altération du mal, elle reste fondamentalement bonne pour l'homme.

- L'homme, tiré de la terre, est placé dans un jardin pour le cultiver. Cette image révèle que Dieu l'a placé au coeur de la nature et l'a soumis à ses lois, tout en lui confiant la responsabilité de la gérer. L'existence humaine est soumise aux règles de la nature et non pas à des forces occultes surnaturelles. Cependant, au coeur de la nature où Dieu l'a placée, la vie de l'homme est accompagnée de la présence de son créateur qui lui donne sens, horizon, espérance.

- Dire « Dieu crée » est une confession de foi qui reconnaît que Dieu est l'auteur de la formation du monde, dans une intention de bonté et une volonté de relation avec ses créatures. Ce n'est pas une explication ou une information sur la manière dont le monde a été formé. Ainsi, les récits bibliques ne sont pas des textes scientifiques qui recherchent les relations de causes à effets afin de percevoir les modes d'émergence des choses. Toutefois, les sciences sont redevables à la pensée biblique. En effet, elles sont possibles dans la mesure où le monde n'est pas divin et où il est organisé d'une manière compréhensible à la pensée humaine.

- Pour répondre à la question du genre littéraire évoquée plus haut, nous reconnaissons dans les récits bibliques fondateurs la vérité de l'existence humaine ; une vérité exprimée en langage poétique (à la manière des cosmogonies antiques) et non pas une explication scientifique.



Le récit des origines de Genèse 1

Remarques introductives

La Bible s'ouvre par un récit de création du « ciel et de la terre ». Ce n'est toutefois pas le premier écrit de la Bible. Il aurait été écrit par des prêtres au vie siècle avant J.-C., époque fort troublée pour le peuple d'Israël. Une grande partie du peuple est déportée en Babylonie. Le pays, la royauté, le Temple, la pratique du culte et de la loi, tout ce qui faisait la richesse et la fierté d'Israël est anéanti. C'est le retour au chaos ! Sous le choc de cet exil qui laisse l'impression amère et forte que Yahvé, le Dieu d'Israël, a abandonné son peuple, des prophètes et des prêtres se lèvent pour lui redonner espérance. Face à la puissance de Babylone et à ses divinités, apparemment triomphantes, ils affirment que leur Dieu est au-dessus de ces divinités. Il est le Créateur du monde, il peut donc arracher son peuple au chaos.

Le récit de Genèse 1 pose la question de l'origine et certaines des grandes questions de l'existence humaine en termes généraux sans le préalable d'une tradition religieuse quelconque. Il fait partie d'un ensemble littéraire qui s'étend jusqu'au chapitre 11 de la Genèse.

Genèse 1 est à la fois un hymne liturgique, solennel et poétique qui exprime joie et louange à Dieu qui a voulu le monde et une confession de foi qui proclame la grandeur et la beauté de la création issue de la Parole de Dieu et témoigne ainsi de la puissance et de la bonté de Dieu.

On l'a déjà vu, les peuples de l'Antiquité ont élaboré de nombreux mythes de création qui permettent de se situer face aux puissances de la nature et de donner sens à l'existence. Généralement le monde et l'humanité y sont présentés comme étant engendrés par les divinités elles-mêmes, souvent à partir de combats sanglants entre elles. Par exemple pour les Babyloniens, le monde est issu du dieu Mardouk qui coupe en deux le corps de Tiamat, la déesse de la Mer, duquel il façonne le Ciel et la Terre. Les êtres humains, eux sont formés à partir du sang d'un dieu coupable et ont pour rôle le soulagement des dieux dans leurs tâches pénibles. Des éléments du monde ou des forces de la nature sont divinisés, par exemple la Mer, la Terre, les astres, le Soleil, certains animaux, etc.

La croyance en une origine divine du monde n'est pas propre à Israël. Ce qui est original, c'est la façon très singulière de l'exprimer. Le récit de la Genèse fut un texte très polémique face aux mythes de création, notamment babyloniens. Ainsi Yahvé, le Dieu d'Israël, est l'auteur de toutes choses, face à lui les dieux babyloniens ne sont que des constructions humaines ridicules, des idoles branlantes, comme le dit le prophète Ésaïe (par exemple au chapitre 44).

Israël, contrairement aux récits d'origine des autres peuples, ne prétend pas avoir été engendré directement par la divinité. Il est choisi parmi les nations, sans aucun mérite de sa part, en vue d'une mission : être signe de Dieu, celui qui veut la justice, la liberté et le respect de l'être humain. Le peuple d'Israël connaît son Dieu au travers de sa propre histoire : Dieu le libère et fait alliance avec lui. C'est à la lumière du salut accompli par Dieu qu'Israël saisit que son Dieu est aussi le Créateur de toutes choses, dans une perspective foncièrement positive. Dieu est le Sauveur parce qu'il est le Créateur. Comme le monde est créé à partir du chaos représenté par les eaux primordiales, de même Israël est créé en étant sauvé de l'eau (le récit de la traversée salvatrice de la mer dans Exode 14 évoque par certains mots le récit de Genèse 1).

Quelques remarques sur le texte de Genèse 1

La structure du texte

Ce texte témoigne d'un travail très soigné. Il se déploie comme une grande architecture qui par sa structure même doit servir à montrer l'acte créateur comme une mise en ordre.

On sait l'importance du sabbat (repos absolu) pour les Israélites. Ainsi l'oeuvre créatrice de Dieu est dépeinte dans le cadre de la semaine de sept jours : six jours de travail et un jour de repos. Les jours de la semaine n'ont pas un sens de durée, mais ils servent de cadre à la semaine de « l'ouvrage et du repos de Dieu ». Ils montrent néanmoins que le temps et l'espace sont des créations de Dieu.

On est d'emblée frappé par le nombre de répétitions qui scandent la progression du récit.

On observe huit oeuvres de Dieu, rythmées à dix reprises (rappel des dix paroles ou commandements) par l'expression : « Et Dieu dit », accomplies en six jours marqués par l'expression « Et il y eut un soir et il y eut un matin, n-ième jour ». Le septième jour (le sabbat), Dieu chôme, et marque ainsi une claire distinction entre lui et son oeuvre.

Les mots (en hébreu) sont regroupés de façon à former des multiples de 7 :

Le déroulement chronologique ordonne la formation des « espaces » par séparation (jours 1 à 3) qui sont ensuite peuplés (jours 4 à 6). C'est ainsi qu'apparaît un parallélisme entre les 3 premiers jours et les 3 suivants. Ainsi, on peut diviser le récit en deux triades, l'une répondant au « tohu » (l'informe) et l'autre au « bohu » (le vide) du prologue, et faire le tableau suivant :

Formation des espaces Peuplement des espaces
(en écho à « tohu » = informe) (en écho à « bohu » = vide)
1 la lumière 4 les luminaires
2 délimitation de la mer et du « ciel » (firmament) 5 les poissons, les monstres marins

les oiseaux

3 la terre

la végétation

6 les animaux terrestres

l'homme et la femme



La cosmologie sous-jacente

Le support descriptif est emprunté à une cosmologie de l'époque qui voit dans les eaux tumultueuses et l'obscurité l'expression du chaos primordial, c'est-à-dire de l'absence de toute création. Le monde est formé dans un espace ouvert au sein des eaux qui restent une menace de retour au chaos (le déluge). On peut représenter cette cosmologie de la façon suivante :



Contenu des jours créateurs :

Au commencement (1-2)



Ces versets peuvent être traduits ainsi :

Dans le commencement de : « Dieu créa les cieux et la terre » (titre de l'oeuvre), alors que la terre était "tohu-bohu"....(incise), Dieu dit : soit lumière. » Ils forment donc une seule phrase jusqu'au verset 3.

Le tohu-bohu, que l'on peut traduire par chaos, ainsi que les mots : abîmes, obscurité, eaux, évoquent le non créé, ce qui est antérieur et extérieur à l'action créatrice.

Le verbe créer (bara, en hébreu) ne peut avoir que Dieu pour sujet. Il n'indique pas un mode d'action mais le fait que Dieu est auteur de l'oeuvre. Il intervient à trois reprises, ici au v. 1, au v. 21 pour la création des premiers êtres vivants, et au v. 27 trois fois pour la création de l'humain.

1er jour (3-5) : création de la lumière et du temps

La lumière est la première oeuvre de Dieu. Les astres n'en sont pas les premiers auteurs (caractère polémique), ils sont les habitants du firmament (4ème jour), serviteurs et non pas origine de la lumière. La lumière n'est pas seulement la luminosité, mais le signe de la présence de Dieu, généralement associée à la vie, la bénédiction et la vérité.

La lumière instaure une alternance « jour-nuit » : la première oeuvre de Dieu revient à créer le temps.

2ème jour (6-8) : création des espaces

Par mode de séparation du haut et du bas. Dieu fait l'étendue : le firmament. Il met une limite au chaos aquatique sans bord ni forme.

3ème jour (7-13) : création de la terre ferme et de la végétation

De la limitation de ce qui est informe surgit un monde habitable : terre, mer et ciel.

La terre produit de la végétation portant en elle-même de la semence assurant sa continuité. Pas besoin de cultes agraires (païens) pour faire pousser les plantes !

4ème jour (14-19) : les luminaires peuplent le firmament

Les astres, le soleil, la lune ne sont pas désignés par leur nom, lequel aurait pu évoquer des divinités babyloniennes. Ce sont de simples luminaires qui ont une fonction dans l'ordre de la création, celle d'éclairer et de marquer le temps de l'histoire humaine.

5ème jour (20-23) : peuplement de la mer et des airs

Les habitants de la mer et des airs sont appelés à surmonter la mort par leur procréation. Ils sont bénis.

6ème jour (24-31) : les habitants de la terre

Affectés au même territoire, il n'y a pas de concurrence entre l'animal et l'homme : leur mode de nourriture différencié en est l'indice. Nulle trace de violence puisque la nourriture est végétarienne.

L'expression « que la terre produise des êtres vivants » ne signifie pas que le règne animal surgisse de la terre comme le fait la verdure, mais plutôt que la terre est le lieu indispensable à sa vie et à sa procréation.

L'homme, une créature à part

a. Dieu ne le crée pas dans la foulée. La délibération que Dieu tient (le « nous » indiquant sa puissance ou sa cour céleste) donne à penser que la mise au monde de l'homme représente un risque immense pour Dieu.

b. De toute la création, seul l'être humain reçoit une fonction qui est une vocation : recevoir la terre comme un don et la rendre habitable.

c. A l'image de Dieu, l'être humain n'est pas une copie, mais l'image, une ressemblance, un correspondant, celui à qui Dieu choisit d'adresser la parole. Dans les temples de l'Antiquité figurait généralement la représentation, l'idole de la divinité. Ici, dans le temple de la création, l'image du divin, c'est l'être humain (homme et femme).

d. L'être humain est créé différencié -homme/femme- et en relation ; en cela il est aussi image de Dieu. L'égalité et la complémentarité sont fondamentales. La sexualité est positive, car voulue dans l'ordre de la création, et non pas divinisée comme dans les cultes païens.

e. L'être humain est la seule oeuvre dont il n'est pas explicitement dit qu'elle est bonne. Ce sont les oeuvres de la création qui sont bonnes pour lui.

7ème jour (2 : 1-3) : un temps pour le dialogue

Le sommet que constitue la création de l'homme est surplombé par un autre point culminant qu'est la création d'un temps d'arrêt. Loin de s'asseoir oisivement pour contempler la dégradation s'installer sur la terre, comme le concevaient les mythes anciens, Dieu, dans sa bonté, crée le temps de la célébration par laquelle l'homme trouve sa dignité de fils et le sens de son existence. Ce 7ème jour n'est pas simplement un jour de plus, mais un temps voulu par Dieu, mis à part (= « sanctifié ») pour le célébrer. Ainsi, le récit de la création ne débouche pas sur un espace sacré (comme dans les récits mythiques), mais sur un temps sanctifié pour la reconnaissance de Dieu dans la perspective d'une fête (le sabbat).

Quelques perspectives ouvertes par Genèse 1

1. Dieu crée par sa parole. Contrairement à ce que présentent les mythes cosmogoniques, la création n'est pas le résultat d'une lutte cosmique mais celle d'une Parole libre et souveraine qui ne demande pas d'effort. « Il suffit à Dieu de parler pour que s'opèrent séparations et peuplements »

La Parole est foncièrement de l'ordre de la relation, relation entre partenaires distincts. L'intervention de la Parole divine marque à la fois la souveraineté de Dieu, la distinction radicale entre le Créateur et la création et la relation de dépendance de celle-ci à l'égard de Dieu. Le monde ne « sort » pas de Dieu. Non divin, il en est radicalement séparé ; il advient par Dieu, il est en face de lui et il est maintenu par lui.

2. La distinction entre Créateur et créature se reflète dans le mode de création de la Parole divine. Celle-ci crée par mode de séparation ; elle engendre des différenciations nettes, et donc un monde ordonné qui permet la vie et les relations entre les créatures. Du coup, Dieu fait alliance avec le monde.

3. La création est qualifiée de bonne. Elle est telle que Dieu l'a voulue et la veut encore. Elle n'est pas le produit d'événements dramatiques ou hasardeux. Non seulement en son origine, malgré l'altération du mal, elle reste fondamentalement bonne pour l'homme. Elle est promise à la bonté de Dieu et au renouvellement de toutes choses. Elle n'est pas parfaite selon des critères de perfection que l'on fixerait soi-même.

4. L'activité créatrice de Dieu est signifiée par des verbes différents : Dieu dit, il fait, crée, sépare, nomme, ordonne, voit, prononce, donne, bénit, sans que jamais le processus par lequel les choses arrivent (le comment) soit expliqué.

On ne peut mettre sur le même plan l'action créatrice de Dieu et l'explication de la formation du monde ou des espèces vivantes (par exemple la théorie de l'évolution) par les théories scientifiques. Dire « Dieu crée » ne nous renseigne pas sur le processus de formation du monde ; c'est une confession de foi qui reconnaît que Dieu en est l'auteur dans une intention de bonté et une volonté de relation avec ses créatures.

5. A trois reprises Dieu bénit la vie : d'abord les animaux, puis le couple humain et enfin le septième jour. On peut y discerner l'appel adressé à l'homme en vue d'une triple responsabilité :

6. La création bonne est signe de la bonté de Dieu. Le texte de la Genèse appelle plus à la reconnaissance, à la louange et à la confiance qu'à la connaissance.

7. Le récit n'est pas un texte scientifique. Toutefois, l'émergence des sciences en Occident lui est largement redevable. Dans la mesure où le monde est d'une part création de Dieu, c'est-à-dire totalement non divin et donc limité, et d'autre part ordonné, les sciences sont possibles.

8. Pendant des siècles, ce récit a rempli un rôle à la fois théologique et explicatif (on l'utilisait pour expliquer le comment de la création et d'autres interventions de Dieu). Avec l'apparition des théories scientifiques proposant des explications différentes, le récit biblique ne peut plus être utilisé comme modèle explicatif, mais il garde sa pleine pertinence. Il gagne un poids d'autant plus grand au niveau théologique (la question du sens).



Différentes perspectives de la création dans la Bible

Les textes qui parlent de création dans la Bible sont nombreux et divers et leurs perspectives se superposent. On peut néanmoins repérer trois types de regards sur la création : celui du sage, celui du prophète et celui du prêtre.

a) création et sagesse (Prov 8 : 22-31 ; Ps 104 ; Job 38-39, Matt 6 : 25-34 ; Luc 12 : 54-56)

b) création et histoire (Gen 2-3 ; És 11 et 40-55 ; Rom 8 : 18-23)

c) création et célébration (Gen 1-2 : 4 ; Ps 148 ; Jean 1 ; Col 1 : 15-20 ; Apoc 4 : 11 et 21.)

Création et sagesse

La sagesse dans la Bible désigne une façon intelligente, juste et heureuse de vivre. C'est un enseignement sur la vie quotidienne qui invite à la maîtrise de soi et à la joie. (Prov. 25 : 16). Elle est aussi recherche et méditation sur le sens de l'existence (l'Ecclésiaste) qui tire parti des expériences de l'existence. Mieux connaître pour mieux vivre, telle est la quête de la sagesse. Mais celle-ci n'est pas sans Dieu. L'effort du sage s'appuie sur la confiance dans l'ordre qui préside à tous les phénomènes et que Dieu maintient.

La sagesse a son origine en Dieu, et par conséquent elle est aussi à l'origine du monde, elle est co-créatrice avec Dieu. C'est ce qu'affirme le livre des Proverbes. Le monde créé est une oeuvre de sagesse ; c'est pourquoi le sage en Israël cherche à connaître et comprendre la nature, c'est le scientifique de ce temps, mais avec des méthodes et des moyens théoriques et pratiques tous différents des nôtres aujourd'hui.

Davantage encore, la sagesse créatrice est présentée comme l'expression du plaisir de Dieu : « maître d'oeuvre à son côté, objet de ses délices chaque jour, jouant en sa présence en tout temps, jouant dans son univers terrestre ; et je trouve mes délices parmi les hommes » (Prov 8 : 30-31).

A l'opposé, le livre de Job pose avec une force sans pareille le problème du mal en rapport avec la création. Job, terrassé par le mal qui l'accable, résiste à la proposition subtile de ses amis d'échanger une repentance factice contre le bien-être. « Est-ce pour rien que Job craint Dieu ? » (Job 1 : 9) ; tel est le défi satanique que Job relève en refusant d'entrer dans le jeu de ses amis, fort respectables, qui essaient d'expliquer ou de justifier le malheur par une faute cachée de Job. Job refuse avec véhémence cette sorte de marchandage avec Dieu. Il crie, dans l'authenticité la plus totale, sa douleur de proscrit qui ne se résigne pas au mal qui l'atteint. Au moment où toute raison de croire s'est évanouie, c'est encore à Dieu, son seul témoin-défenseur que Job en appelle (Job 16 : 18-22). La réponse vient finalement, de façon très inattendue. Aucune explication sur la cause de son malheur, aucun rappel des hauts faits de l'histoire. Dieu interroge son partenaire à propos de la nature pour le convier à un autre regard et à une humilité véritable. Il lui fait voir le ciel, la terre, les eaux, la végétation et les animaux, même les plus étranges et les plus terrifiants. Les monstres marins des mythes babyloniens ou égyptiens (le Léviatan et le Béhémot) sont l'oeuvre subtile du Créateur. La création est à saisir comme le signe de la grandeur de Dieu : le sage est appelé à l'humilité, car son savoir est limité : « Où étais-tu quand je fondai la terre ? Dis-le moi puisque tu es si savant. » (Job 38 : 4)

La création témoigne, dans son aspect insolite, de la gratuité de la relation entre Dieu et sa créature. Job, même innocent, n'a pas de droit sur Dieu. Le mystère de la création parle « d'un mystère plus profond et plus exaltant : celui du Dieu qui lui adresse maintenant la Parole » (Martin-Achard). La relation de Job avec Dieu s'en trouve bouleversée. Il ne s'agit plus de justifier Dieu en accusant l'homme (amis de Job) ni d'accuser Dieu par le malheur de l'homme innocent (Job). Dieu reste mystérieux, libre et secret. La création par son mystère en est le signe ; la repentance de Job en est la reconnaissance.

Dans les Évangiles, Jésus, tel un sage, tire leçon de la nature à plusieurs reprises. Par exemple, lorsqu'il dit : « Regardez les oiseaux du ciel... Observez les lis des champs... » (Mt 6 : 25-34). Ou bien : « Quand vous voyez un nuage se lever au couchant... » (Luc 12 : 54-56). Ce n'est évidemment pas la nature qui lui apporte un enseignement, mais Jésus donne son enseignement à partir de situations ou des phénomènes de la nature. Il est très intéressant de voir dans ce passage de l'Évangile que Jésus loue ses contemporains pour leur capacité à faire des sciences, en l'occurrence de faire de la météorologie (encore élémentaire, certes). Toutefois il les invite à ne pas en rester là, mais à être aussi ceux qui discernent le sens des événements, notamment celui qui se joue dans sa venue : « Et quand vous savez reconnaître l'aspect de la terre et du ciel, et le temps présent (c'est-à-dire la venue et le témoignage de Jésus-Christ), comment ne savez-vous pas le reconnaître ? » (Luc 12 : 55)

Création et histoire

La Bible, c'est une évidence, nous convie à la lecture d'une histoire singulière, celle d'un peuple auquel Dieu s'adresse et avec lequel il chemine inlassablement et qui culmine dans la venue de Jésus-Christ. Ainsi l'histoire prend un sens. La révélation se fait de façon progressive, à l'intérieur d'un peuple en devenir, parce que Dieu intervient comme le Sauveur et préside à son histoire. Or cette conscience historique ne s'est pas limitée à celle d'un peuple, ni même à celle de l'humanité, mais concerne la création entière. Dans cette perspective, la création est aussi comprise comme une réalité en devenir. Son état présent, traversé par la brisure inexplicable de l'irruption du mal, est néanmoins interprété comme étant issu d'un état initial bon et conforme à la volonté de Dieu (création originelle). Même aliéné, il reste fondamentalement l'oeuvre bonne de Dieu dans laquelle le mal n'est pas par essence, mais par accident. Il est déjà marqué par la promesse d'un renouvellement complet (création nouvelle), promesse qui prend toute sa force dans la prédication et la résurrection de Jésus-Christ, Fils de Dieu, promise aux croyants.

Dans le récit de Genèse 2-3, l'homme, résolument terrien (Adam veut dire « le terreux »), est au centre d'un réseau de relations qui concerne l'ensemble de la création et dans lequel il a la responsabilité de cultiver et de garder. Tout cela n'est rendu possible que dans la mesure où l'être humain vit d'une relation de confiance avec Dieu. L'obéissance confiante est le critère fondamental de l'histoire universelle qui se construit. Or à peine commencée, cette histoire bascule par l'irruption non prévisible de la méfiance et du soupçon. L'être humain, représenté par le couple originel, refuse la limite fondatrice que Dieu lui donne et se transforme en une séduction insensée de pouvoir illimité, d'être soi-même tout sans l'autre. La création est alors tirée du côté de l'ambiguïté, de la domination perverse, voire du désespoir et de l'absurde, de la mort. La rencontre reconnaissante et joyeuse se change en culpabilisation, la liberté se meut en asservissement, la confiance en peur, la transmission de la vie en expérience douloureuse, le travail en peine, la relation avec le monde animal en hostilité, voire en crainte de mort... Mais Dieu n'abandonne pas le monde, car il est le Créateur-Sauveur. La mort connaît un délai, la femme est appelée Vie (Ève), le couple mis à nu revêt l'habit du pardon de Dieu, chassé du jardin il est appelé à quitter ses nostalgies d'un paradis désormais impossible pour entrer dans une vie possible avec le Dieu qui le sauve.

Les chapitres qui suivent (Genèse 3-9) montrent une dégradation des relations entre les hommes par la violence qui porte atteinte à la création. Elle aboutit à un retour au chaos qu'est le déluge, une forme de décréation.

Les prophètes, tout en dénonçant les conséquences néfastes du péché sur l'existence personnelle, sur les relations sociales et sur l'environnement (Osée 4 : 1-3), annoncent que Dieu est toujours prêt à libérer dans la mesure où Israël revient aux termes de l'alliance. Le prophète Ésaïe (chap. 40 à 55) identifie pleinement le Dieu créateur et le Dieu Sauveur : « Ainsi parle Yahvé qui te rachète, ...c'est moi qui fait tout... » (És 44 : 24). Le Sauveur est recréateur du monde (És 51 : 3 ; 55 : 12-13). Cette espérance pointe vers une forme visionnaire (eschatologique) de la paix où les animaux sauvages, les prédateurs et les proies vivent en harmonie, « le loup habitera avec l'agneau... le veau et le lionceau seront nourris ensemble, un petit garçon les conduira. » (És 11 : 1-9).

Dans le Nouveau Testament, l'attente de la paix messianique pour la création entière est liée à la personne de Jésus-Christ mort et ressuscité. Ainsi l'apôtre Paul annonce que la création est concernée par l'oeuvre de salut réalisée en Jésus-Christ. « Car la création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu...elle garde l'espérance car elle aussi sera libérée de l'esclavage pour avoir part à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu. ...La création tout entière gémit maintenant encore dans les douleurs de l'enfantement. » (Rom 8 : 19-22). La création est en enfantement sous la souveraineté de Dieu qui fera toutes choses nouvelles comme l'annonce aussi l'Apocalypse (Apoc 21 : 1).

Encadré «Des questions à vos réponses»

Création et célébration

Le récit de création de Genèse 1 ne se veut pas une explication sur l'origine du monde, mais une grande célébration, une louange à Dieu qui a fait toutes choses. Dans ce monde, rien ne peut être divinisé. Dieu, le Créateur, peut seul être adoré, lui qui fait toutes choses bonnes pour le bien des humains, qui bénit la vie, l'être humain, et le temps du sabbat. C'est pourquoi cette grande liturgie débouche non pas sur un espace sacré (un temple, comme dans les récits de création de l'Antiquité) mais sur un temps mis à part, sanctifié :  le sabbat (même s'il n'est pas nommé dans le texte, tout l'évoque). Le sabbat, c'est-à-dire le jour béni de la célébration du Seigneur, le temps du « devant Dieu », de la fête ; le temps d'une prise de distance par rapport au travail, le temps du respect de la création de Dieu qui n'est pas propriété de l'homme mais prêt fait à l'homme. L'être humain, créé image de Dieu, tire sa dignité et son sens de cette relation de vis-à-vis avec Dieu. C'est dans cette relation que sa triple responsabilité se ressource : responsabilité écologique, car Dieu bénit la vie, responsabilité éthique, car tout être humain est créé à l'image de Dieu, responsabilité cultuelle, car il est le porte-parole de Dieu, le chantre qui est appelé à dire et célébrer la Parole de Dieu.

La louange de Dieu, nourrie de l'émerveillement devant ses oeuvres, est présente dans toute la Bible. Les Psaumes en particulier en sont une source inépuisable. Elle trouve sa pleine dimension dans la révélation du Fils de Dieu : « Le Fils de son amour,... est l'image du Dieu invisible,... car en lui tout a été créé, dans les cieux et sur la terre, les êtres visibles comme les êtres invisibles... Tout est créé par lui et pour lui, et il est, lui, par devant tout ; tout est maintenu en lui... » (Colossiens 1 : 15-17).

Cette adoration éclate dans les hymnes de l'Apocalypse :

Tu es digne, Seigneur notre Dieu,

de recevoir la gloire, l'honneur et la puissance,

car c'est toi qui créas toutes choses ;

tu as voulu qu'elles soient, et elles furent créées. (Apoc 4 : 11)

Trois perspectives complémentaires

La théologie de la création mériterait des développements beaucoup plus vastes, sur la base des trois perspectives présentées. Nous pouvons les résumer par les propositions suivantes :

Ainsi, pour la Bible, la responsabilité des hommes ne peut s'exercer sans qu'ils ne se tournent vers le Dieu vivant qui fait toutes choses nouvelles et sans qu'ils ne trouvent leur sens et leur dignité dans la célébration de Dieu. Le salut ne vient pas de l'écologie, mais notre action écologique et éthique se fonde en Dieu, qui libère de toute idéologie asservissante, même celle qui consiste à croire que nous pouvons réaliser un monde de bien total ici et maintenant déjà. Dès lors les humains peuvent être rendus participants par l'Esprit de Dieu de la transformation que celui-ci accomplit. Processus de salut qui concerne non seulement les humains mais la création entière.




« En effet, voici que je vais créer des cieux nouveaux et une nouvelle terre » dit Dieu.

(Ésaïe 65 : 17 et Apocalypse 21 : 1)




Bibliographie



Science, philosophie des sciences

Science et foi

Théologie

Orient ancien, histoire des religions

Lecture psychanalytique

Points de vue concordistes

Points de vue créationnistes

Critique scientifique du créationnisme



4e de couverture

« Face au progrès fulgurant du savoir et de la technique, la foi au Dieu de la Bible semble pour beaucoup totalement inadéquate, surannée. Peut-on croire en ce vieux bouquin écrit par des gens qui n'avaient aucune conscience de nos connaissances et problèmes actuels  ? » (p. 12)

Pour certains, la cause est entendue, et la Bible est bonne pour le musée. D'autres au contraire s'accrochent à l'idée qu'il faut croire la Bible et par conséquent rejeter Darwin. Ces deux attitudes toujours actuelles montrent combien les malentendus sont tenaces. C'est à débusquer ces malentendus que cette brochure nous invite, avec la conviction que le dialogue entre la science et la foi est non seulement possible, mais nécessaire et fructueux. Ce dialogue pousse le croyant à creuser plus profond le sens de ces vieux textes, rejoint la quête du sens de l'existence qui habite le chercheur comme chaque être humain, et pose la question de notre responsabilité par rapport à la création.


Annexes

Quatre options actuelles de lecture des textes bibliques de création

1. créationnisme

Le texte de la Genèse est à lire à la lettre. Les jours de la Genèse ont 24 h. Le monde a été créé il y a environ 6000 ans (parfois un peu plus selon des variantes de cette interprétation), avec les espèces animales et végétales préétablies. Le déluge fut universel et expliquerait les fossiles... Une école qui se veut scientifique tente de trouver des arguments scientifiques en faveur de ces thèses.

2. concordisme

Les jours correspondent à des périodes géologiques, et le récit de la création de Genèse 1 est lu comme une chronologie. On relève ce qui apparaît comme des ressemblances entre le récit biblique et les descriptions de la science moderne (ordre d'apparition des végétaux, animaux marins, animaux terrestres, création de la lumière d'abord).

3. scientisme

La science a démontré que l'univers est le produit de l'évolution cosmique et l'homme celui de l'évolution biologique. Les récits bibliques sont des légendes à mettre au rancart, sans autre valeur que littéraire.

4. fidéisme

Les récits bibliques de création n'ont pas pour objet de décrire des faits au sens moderne du terme. Ils se comprennent à travers une démarche de foi et prennent leur vrai sens dans ce qu'ils nous disent du rapport de l'homme avec Dieu, avec son prochain et avec la création.



Extrait de «Des questions à vos réponses»

Les sciences, en mettant en question la vision archaïque du monde, ont certes jeté le trouble et entraîné des réactions de peur chez beaucoup de chrétiens. Mais elles ont contraint les théologiens à préciser ce qui fait la spécificité de la révélation biblique. De plus, les sciences bibliques ont bénéficié d'un apport considérable de sciences comme l'archéologie, la linguistique, etc. Aussi, loin d'être réfutée, la révélation biblique, en étant passée au crible d'une critique sans pitié, s'est trouvée purifiée des traditions culturelles qui lui sont étrangères. Son message a gagné en pertinence, même si la Bible peut se passer des sciences pour être saisie.

(Des questions à vos réponses, p. 135)


NOTES

1. Cité par Georges Gusdorf, Science et foi au milieu du xxe siècle, Paris : SCE, pp. 47-48

2. 0 0,000'000'000'000'000'000'000'000'000'000'000'000'000'001 = 10-42 seconde, ce n'est déjà pas si mal...

3. Science et Avenir, numéro spécial hors série, « Dieu et la Science » (no 42, mai 1983, épuisé).

4. Paris : Gallimard, 1985

5. Papyrus dit de « Brenner-Rhind ». Cité par G. Auzou, Au commencement..., p. 42

6. Enouma Elish (I, 1-9), le poème babylonien de la création, cité par G. Auzou, Au commencement..., p. 52

7. Enouma Elish (IV, 135-140; V, 60-65; VI, 29-34). On trouvera l'ensemble de ce poème de 1058 vers dans Les religions du proche-orient, textes et traditions sacrés babyloniens-ougaritiques-hittites, Paris : Fayard-Denoël, 1970