Silvain Dupertuis
Textes
d’articles parus dans Vivre
10/1998 et 10/1999
(la version du
premier article publiée dans Vivre
est
légèrement raccourcie par rapport au texte ci-dessous)
Les relations ambiguës entre la foi et la science ne datent pas d’aujourd’hui. L’affaire Galilée, en 1633, en représente un épisode exemplaire. En réalité, dans cet épisode, les torts sont mieux partagés que ce que la mémoire collective a retenu. C’était l’idée de la place de la terre au centre du monde créé qui était l’enjeu du débat. Cette dispute n’est plus à l’ordre du jour, mais on retrouve des controverses semblables sur les deux grandes questions de l’origine du monde et de l’histoire de la vie. La science moderne y répond à travers deux grands modèles descriptifs, la théorie du big bang, qui décrit l’histoire de l’univers dans son ensemble, et celle de l’évolution, qui décrit l’histoire de la vie sur notre petite planète. C’est cette dernière qui suscite les plus vifs débats et provoque les plus grands malentendus. Dans cet article, nous nous arrêterons sur la première. Dans les deux cas, à notre sens, c’est en lisant les textes sacrés et les théories scientifiques dans leur génie et leur langage propres que se dissipent les malentendus et que peut s’établir un dialogue fructueux.
Pendant longtemps, l’âge de la terre a constitué un point de focalisation de l’opposition entre la science et la foi. Au XVIe siècle, l’archevêque Uscher avait calculé (d’après la Bible) que la terre avait été créée en 4004 avant Jésus Christ (le 26 octobre à 9h!). Progressivement, les observations géologiques conduisent à des durées plus longues, avec plusieurs théories contradictoires sur le rôle des catastrophes dans les processus géologiques. Parallèlement, on se met à lire la Genèse d’une manière moins littérale en admettant des durées longues pour les 6 «jours» de la création.
Ce n’est qu’au début du XXe siècle, grâce à la découverte de la radioactivité, qu’apparaissent des moyens de mesurer d’une manière précise l’âge de la terre. Il est maintenant déterminé de manière très fiable par un faisceau de preuves concordantes — n’en déplaise aux partisans du mouvement créationniste — à environ 4,5 milliards d’années.
L’apparition de la théorie du big bang, dans le courant du XXe siècle, va amener une réaction bien plus favorable dans les Églises. La «preuve» que l’univers a une histoire, qu’il a même un «commencement» (même s’il faut ajouter quelques zéros au chiffre «biblique» de 4000 ans...), apparaît comme une confirmation éclatante de la Bible. C’est ainsi que le pape Pie XII accueille avec enthousiasme cette théorie, et que l’historien protestant Pierre Chaunu la considère comme une preuve éclatante de la «supériorité» des écrits judéo-chrétiens, par rapport aux conceptions religieuses d’un univers cyclique et éternel.
Selon cette théorie, la matière et l’univers se sont formés à partir d’une gigantesque explosion initiale, il y a environ 15 milliards d’années. En constatant que toutes les étoiles et les galaxies s’éloignent les unes des autres à des vitesses proportionnelles à leurs distances, on a rapidement imaginé, en remontant le temps, que tout l’univers a dû commencer par être concentré presque en un seul point. Une des conséquences, d’après les connaissances acquises sur le fonctionnement des particules dont la matière est formée, est que cet événement initial devait avoir laissé une trace sous forme d’un rayonnement homogène dispersé dans tout l’univers (un article de Gamov, paru en 1948, et vite oublié). Cette idée d’un «commencement» semblait à l’époque si étrange d’un point de vue scientifique qu’on ne s’est même pas avisé de chercher ce rayonnement dit fossile, et qu’on ne l’a découvert qu’en 1965, et tout à fait par hasard. Ce fut la preuve déterminante (s’ajoutant à un réseau de concordances entre les prévisions et les données, notamment quant à la composition chimique des étoiles et des gaz interstellaires) qui accrédita ce modèle dit «modèle standard».
Mais il faut garder la tête froide et rester prudent. Chez les scientifiques, le modèle du big bang a suscité une grande résistance — précisément parce qu’il semblait apporter tant d’eau au moulin de la théologie. Il a tenu le coup malgré les multiples tentatives de trouver d’autres modèles pour expliquer les données. Cependant, plusieurs questions restent ouvertes, et on ne saurait accorder à cette théorie un caractère définitif.
Si notre univers commence par une gigantesque explosion, les données ne permettent pas d’en prévoir l’avenir: une mort glaciaire par un éloignement et un refroidissement éternels, ou une implosion symétrique de l’explosion initiale, dite «big crunch». Dans ce deuxième cas, on peut imaginer que cette implosion est le prélude d’une nouvelle phase de l’univers, et qu’alors l’explosion «initiale» résulte également de la fin d’une phase précédente. On retrouverait alors un modèle d’univers cyclique et éternel. Il faut toutefois remarquer que dans ce cas de figure, la discontinuité totale entre l’avant et l’après d’une telle implosion-explosion donnerait de toutes manières à la phase actuelle de notre univers un caractère unique et historique.1
Que retenir de tout cela? Qu’il faut renoncer à chercher Dieu au bout des équations, des télescopes ou des microscopes, et abandonner l’idée de trouver dans la Bible l’âge et l’histoire de la création. Un dieu qui servirait à expliquer ce que la science ne comprend pas ne serait qu’un faux dieu. D’autre part, chercher à prouver scientifiquement telle lecture de la Genèse biaise la recherche et aboutit à une pseudo-science. Car si la Bible et la science répondent bel et bien à une même interrogation fondamentale, c’est avec un langage, des outils et une visée différents.
A la fin du XIXe siècle, on croyait la science presque achevée. Au regard des découvertes et des mises en question qui allaient suivre, quelle naïveté et quelle arrogance! Aujourd’hui, cette attitude «scientiste» a fait long feu, les scientifiques sont en général devenus plus modestes, et les questions qui restent ouvertes apparaissent très difficiles. Mais la naïveté, dans tous les camps, n’a pas vraiment disparu...
L’opposition la plus farouche se situe au niveau de la théorie de l’évolution. C’est un autre article qu’il faudrait pour dissiper les malentendus. Deux points tout de même. Il faut distinguer deux niveaux dans la théorie. Premièrement, le niveau descriptif, qui considère l’ensemble des êtres vivants, passés et présents, comme appartenant à un même arbre généalogique. Sur ce point, la théorie proposée par Darwin et par ses collègues et prédécesseurs moins connus n’était encore qu’une intuition géniale, mais elle est maintenant appuyée par un faisceau de preuves extrêmement convaincant. Deuxièmement, pour ce qui est de l’explication globale par le seul génie du « hasard et de la nécessité», pour reprendre le titre explicite du fameux livre de Jacques Monod, les avis sont plus partagés. Nombre de biologistes ont le sentiment que si l’actuelle «théorie synthétique» explique beaucoup de phénomènes constatés, elle ne constitue pas une explication globale satisfaisante de l’émergence de l’extraordinaire complexité du monde vivant. De plus, elle laisse sans réponse valable la question de l’origine de la vie.
Ce serait une illusion de croire qu’on va préserver la foi chrétienne en opposant création et évolution. C’est une confusion de langage qui fait peser un soupçon illégitime sur l’activité scientifique et qui nous éloigne du sens profond du message biblique. Si je suis «poussière» ou «glaise», selon l’image du deuxième récit de création, quelle honte y a-t-il à admettre que le fonctionnement de mon corps soit issu d’un réseau de réactions biochimiques, merveilleux et d’une complexité phénoménale, et dont nous commençons à peine à déchiffrer les ressorts, depuis la découverte de l’ADN en 1953. Qu’est-ce que cela enlève à la puissance et à la générosité de ce Dieu créateur, qui me révèle que ma véritable origine est dans sa volonté bonne et aimante?
Il faut comprendre que si la création biblique se situe «au commencement», elle est dans une certaine mesure en dehors du temps. D’ailleurs Gen 1:1 peur se traduire aussi: «Quand Dieu commença à créer le ciel et la terre...», et il ne faut pas y projeter notre concept moderne de création ex nihilo. Le temps et l’espace appartiennent eux-mêmes à la création, et Dieu est plus grand que le temps. Cela apparaît déjà dans le récit de la Genèse, où les trois premiers jours voient apparaître des «espaces» (le jour et la nuit, donc le temps, au premier jour, puis la terre et le ciel, enfin la mer et le sec), qui seront «habités» de manière parallèle dans les trois jours suivants. Plusieurs expressions bibliques, par la manière de jouer avec le temps des verbes, montrent aussi que Dieu dépasse le temps: «Je suis celui qui suis» (ou «qui je serai», Ex 3:14), «Avant qu’Abraham fût, je suis» (Jn 8:58), pour Dieu «mille ans sont comme un jour» (Ps 90:4 et 2 Pi 3:8).
Le concept du temps utilisé en physique depuis la révolution relativiste d’Einstein va dans le même sens. Le temps et l’espace sont des paramètres interdépendants, liés à la matière, formant un «espace-temps» courbé par la matière qu’il contient, et qui est peut-être fini, à l’instar de la surface de la terre, même si cela n’apparaît pas ainsi au canard qui nage au milieu d’un lac apparemment plat...
Ainsi, le concept de création qui se dégage n’est plus celui du grand horloger, qui aurait donné la chiquenaude initiale à la mécanique de l’univers, quitte à y ajouter quelques interventions en cours de route, comme la création des espèces animales ou les miracles. Dieu est le créateur de l’univers dans son ensemble et non seulement dans son commencement. Il est l’auteur de la vie et notre créateur à travers l’ensemble merveilleux des processus qui nous ont fait naître. Il l’a fait en donnant à cet univers «forme» et «contenu» (par opposition à «tohu-bohu», «informe et vide», de Gen 1:2), ou, dit en langage moderne, une structure et des lois, qui lui accordent un certain degré d’autonomie. Cette autonomie nous offre un espace pour l’exercice de notre liberté et de notre responsabilité, et fournit les conditions qui permettent l’activité scientifique. Cette distance entre le créateur et la création, dans la vision biblique du monde, n’est d’ailleurs pas étrangère à l’apparition de la science dans la civilisation judéo-chrétienne, malgré les ambiguïtés que nous avons évoquées.
La révélation du Dieu créateur ne dépend donc pas des théories et des modèles qui décrivent scientifiquement l’histoire de l’univers et celle de la vie. Elle donne une réponse à des questions plus profondes qui échappent par définition au champ de la science. Comment se fait-il que je sois là à observer l’univers et à me poser la question: «comment se fait-il...» Cette question infinie, qui donne le vertige d’un jeu de miroirs parallèles, restera pour toujours hors de portée de l’approche scientifique du monde. La réponse est de l’ordre de la foi.
Mais comment lire ces textes? On peut regrouper schématiquement les lectures croyantes de ces textes sous trois rubriques.
La lecture littérale traditionnelle: les récits de la création sont compris comme une description ordonnée et chronologique d’événements tels qu’ils se sont passé. Cette interprétation se heurte en fait aux contradictions internes de la chronologie des deux récits (par exemple: plantes, animaux, homme et femme dans Gen 1 — cherchez l’ordre vous-même dans Gen 2), qui nous incitent à une autre lecture. A moins que l’on lise Gen 1 comme un récit historique et Gen 2 comme un récit allégorique.
Les lectures concordistes, qui s’attachent aux analogies entre les récits bibliques et les conceptions de la science moderne : en considérant les jours comme des périodes géologiques, et en donnant une part suffisante à l’interprétation symbolique, on constate des ressemblances frappantes entre le récit de la Genèse et les données de la géologie et de l’astrophysique, notamment sur l’ordre général de l’apparition des espèces, ou par la création de la lumière (=l’énergie) en premier. Mais la comparaison bute sur d’autres contradictions, et les explications donnent l’impression de récupérer un peu le texte biblique en fonction de la science du jour.
Une lecture contextualisée d’un texte expression de foi: il s’agit de reconnaître dans les récits bibliques une vision de l’univers inspirée par la foi, dont l’objet premier est de décrire les relations entre le Créateur, la création et la créature privilégiée que nous sommes. Le texte est écrit dans un langage qui lui est propre. Ainsi les jours du premier récit n’ont-ils ni 24 heures ni des millions d’années. Leur sens est de célébrer l’activité divine qui crée des espaces et y place des habitants. L’apparition du soleil au 4e jour n’a alors plus besoin d’être expliquée par l’idée d’une apparition tardive du soleil due à un brouillard généralisé... comme on l’a proposé. Des «luminaires» (de simples créatures qui ne sont pas à adorer, contrairement aux idées des peuples environnants) viennent simplement au quatrième jour habiter l’espace créé au premier jour.
On pourrait reprocher à une telle lecture d’évacuer l’historicité de la Bible. L’histoire joue en effet un rôle-clé dans la révélation biblique. C’est même une originalité frappante par comparaison, par exemple, avec les textes sacrés de l’Orient. C’est d’abord dans l’histoire que Dieu se révèle à Israël. Dieu est celui qui entend les cris de son peuple qui souffre et qui vient le délivrer. Dieu se révèle lui-même dans le visage d’un homme, Jésus de Nazareth, de sa vie et de sa mort bien concrète sur une croix.
Cependant, cela ne signifie pas que tous les récits soient à lire comme de l’histoire au sens moderne du terme. La frontière entre mythe, allégorie et histoire n’est pas aisée à tracer. Mais ce serait une illusion d’imaginer qu’une lecture «historique» de tel ou tel texte a plus de chances d’être «vraie» qu’une lecture allégorique ou mythique. C’est en fait le respect du langage propre de ces récits qui peut nous aider à mieux saisir le sens et la portée de ces textes, qui ont traversé les âges et les cultures pour rejoindre les questions de tout être humain sur le sens de notre existence, et en particulier celles qui nous habitent aujourd’hui.
Les critiques des théories scientifiques au nom de la foi (même parées d’une aura scientifique), courantes dans une certaine littérature évangélique, ne font en fait que prolonger cette chaîne interrompue de malentendus qui commence dès l’avènement de la science moderne — laquelle a par ailleurs eu besoin pour se développer du terreau d’une civilisation marquée par le christianisme. De leur côté, lorsque les scientifiques s’aventurent sur le terrain de la philosophie ou de la religion, ils répondent légitimement à une quête de sens universelle. Mais ils tombent souvent dans un piège symétrique, tendant à revêtir d’une quasi-infaillibilité scientifique des affirmations qui sortent du cadre scientifique.
C’est aujourd’hui sur le terrain de l’éthique et de la question du sens que la rencontre entre science et théologie ouvre des perspectives fécondes.
La place de l’homme dans le monde vivant, celle de notre système solaire dans l’immensité vertigineuse des espaces inter-sidéraux, l’apparente insignifiance de l’histoire humaine en regard de celle de l’univers, nous invitent à une très biblique modestie, loin des conceptions géocentriques d’il y a quelques siècles... Les avertissements de nombreux scientifiques quant à la gestion de notre environnement nous rappellent à notre responsabilité, qui répond à la vocation que les récits de la création de la Genèse confient à l’être humain. Et l’image du monde qui se dégage de la recherche scientifique, malgré ses incertitudes, est pour le croyant une source inépuisable d’émerveillement, au-delà des questions — salutaires — que la science pose à la compréhension traditionnelle des récits bibliques.
La théorie de l’évolution a fait couler des tonnes d’encre depuis la parution en 1859 du célèbre ouvrage de Darwin, L’origine des espèces. Le rassemblement de nombreuses données avait convaincu ce savant que les espèces ne sont pas fixes, comme on l’avait généralement cru jusque-là, mais évoluent progressivement. Les réactions suscitées par cette théorie, à l’époque comme encore aujourd’hui, ne sont pas seulement dues au conflit avec une certaine interprétation des textes de la Genèse. En effet, cela nous rebute d’imaginer que nous puissions «descendre du singe» (malgré l’inexactitude de la formule). Nous sommes atteints dans notre fierté d’être humain radicalement différent de l’animal, et l’idée d’une ascendance animale reste pour beaucoup de gens inconcevable.
J’ai gardé le souvenir de ma première confrontation entre la science enseignée à l’école et l’enseignement biblique reçu à la maison. Je devais avoir 14 ans. Je m’étais passionné à la lecture d’un petit livre vert reçu de mes parents, qui établissait une chronologie très détaillée à partir des généalogies bibliques, et en déduisait l’année exacte de la création. Un jour, en cours d’histoire, le professeur nous parlait de traces humaines préhistoriques datant de 40 000 ans. J’ai alors levé la main pour dire: «Monsieur, c’est impossible, puisque la Bible nous dit que le monde a été créé il y a 6000 ans...» Je ne me souviens pas de la réponse (certainement charitable) qu’on m’a donnée. Mais l’événement est resté gravé dans ma mémoire. Depuis lors, la réflexion autour de l’articulation entre la science et la foi n’a cessé de me passionner.
Qu’en est-il donc de la théorie de l’évolution? Est-elle fiable, démontrée, ou n’est-elle au contraire qu’une simple hypothèse? Un ami me demandait un jour: «Est-ce qu’on a une preuve de l’évolution?» La forme même de la question illustre un malentendu persistant sur la démarche scientifique. S’agissant d’une théorie globale de cette ampleur, qui décrit une histoire qui ne s’est déroulée qu’une fois, il n’est pas à notre portée de la «prouver» au sens mathématique du terme. Il s’agit d’un modèle qui permet de rendre intelligible un ensemble de faits, et non d’un mécanisme simple qu’on pourrait démontrer en le reproduisant en laboratoire.
L’idée même d’évolution biologique n’est apparue qu’au XIXe siècle, et l’explication par le mécanisme mutation-sélection a été proposée presque simultanément par Wallace et Darwin. Mais il faut d’emblée faire une distinction entre deux niveaux de la théorie. Le premier niveau est descriptif. Il s’agit de l’hypothèse que tous les êtres vivants sont parents et appartiennent à un unique et gigantesque arbre généalogique. Cette idée est confirmée par un faisceau de preuves si convaincant qu’elle est généralement admise comme un fait. Le deuxième niveau est celui de l’explication. Là, les avis sont partagés, et nombre de biologistes admettent que si les théories actuelles expliquent un grand nombre de faits, l’explication globale dont nous disposons reste largement insuffisante.
Pendant longtemps, on n’a pu s’appuyer que sur les apparences extérieures des êtres vivants et des fossiles. On a trouvé de multiples preuves paléontologiques. Elles ont été critiquées en raison des multiples trous et chaînons manquants, mais elles sont globalement convaincantes. S’y ajoutent des preuves embryologiques: le développement embryonnaire de toutes les espèces d’animaux révèle des ressemblances frappantes avec les formes des ancêtres supposés de l’espèce. Ces ressemblances resteraient incompréhensibles sans admettre l’hypothèse transformiste.
Mais les preuves les plus déterminantes sont beaucoup plus récentes. Elles sont fondées sur une unité fondamentale du vivant découverte en étudiant les mécanismes moléculaires de l’hérédité. La date marquante à ce sujet est la parution en 1970 de l’ouvrage de Jaques Monod, Le hasard et la nécessité (Seuil). Il y explique le résultat des dernières recherches, qui ont permis de découvrir le «code génétique»: notre patrimoine génétique est inscrit dans les chromosomes sous la forme de molécules d’ADN, dont nous avons une copie complète dans chacune de nos cellules. Il est exprimé au moyen d’un «alphabet» moléculaire à 4 lettres, et il est reproduit dans son intégralité au sein de chacune de nos cellules. Pour l’être humain, le «texte» inscrit dans chaque cellule est formé de 3 milliards de «lettres» - l’équivalent d’environ 5000 livres ordinaires de 200 pages. L’ADN contrôle la formation des protéines par un «code» associant des «mots» de 3 lettres aux 20 acides aminés, les briques permettant de fabriquer les protéines, présidant à la formation, au développement et au fonctionnement d’un être de l’oeuf jusqu’à sa mort. C’est l’ADN qui a la faculté de se recopier, permettant aux cellules de se diviser et aux êtres de se reproduire. Cette mécanique stupéfiante fonctionne sur une base identique, avec les mêmes 20 acides aminés et le même code pour en déterminer les séquences, des algues microscopiques à l’homme en passant par toutes les formes de vie animale et végétale connues dans leur extraordinaire diversité. C’est dans cette unité profonde que réside pour les biologistes la preuve la plus convaincante de l’évolution.
Récemment, des preuves encore plus frappantes ont été trouvées, mettant en évidence des ressemblances internes là où les formes extérieures semblent très divergentes. On a par exemple découvert que ce sont les mêmes gènes qui président à la structure avant-arrière de tous les animaux à symétrie axiale, des insectes aux mammifères, et que c’est la même séquence qui préside à la formation des anneaux des vers et à celle de notre colonne vertébrale.
S’il faut donc admettre comme un fait établi cette unité généalogique de l’ensemble des êtres vivants, l’explication dont nous disposons reste une question ouverte et controversée. Dans son livre, Jacques Monod ne se contentait pas de décrire un mécanisme. Il lui semblait avoir trouvé la clé qui explique l’émergence de la diversité et de la complexité du monde vivant tel qu’il est aujourd’hui. Cette clé est résumée dans les deux termes du titre: le hasard est ce qui préside aux mutations, ces modifications génétiques aléatoires qui se transmettent aux descendants. La nécessité est celle de la survie et de la reproduction des espèces dans des conditions changeantes et face aux menaces des prédateurs. Monod en tire des conclusions philosophiques avec cette phrase devenue célèbre: «L’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’univers d’où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part» (p. 195). A sa parution, j’ai lu ce livre avec fascination, malgré les questions qu’il posait à ma foi et à ma compréhension des choses de la vie. D’ailleurs, ces incursions philosophiques du biologiste ont suscité des réactions animées de la part des professeurs de la Faculté des sciences de l’Université de Lausanne, qui ont organisé alors un grand débat sur le sujet, tant les opinions de Monod semblaient iconoclastes pour les croyants.
Aujourd’hui, les biologistes sont en majorité plus modestes. Beaucoup reconnaissent que la «grande évolution» reste largement inexpliquée, notamment pour ce qui est de l’apparition de la vie, de la constitution du code génétique et de l’émergence des grands groupes, tout en admettant comme un fait acquis que tous les êtres vivants, y compris nous, sont liés par parenté biologique à travers l’évolution des espèces.
Certains chrétiens pensent que ces convictions représentent une menace pour la foi chrétienne ou sont en contradiction avec le message biblique. Examinons brièvement quelques arguments.
La Genèse parle de création des êtres «selon leur espèce», ce qui serait en contradiction avec le transformisme. Mais le texte exprime par là l’ordre qui préside à la création, et l’observation courante que les chats engendrent des chats plutôt que des chiens. Rien ici qui contredise les découvertes scientifiques. Celles-ci éclairent magnifiquement l’ordre de la création, et par ailleurs la notion d’espèce est précisément une des données de base incontournable de la théorie de l’évolution.
L’idée de création «ex nihilo», exprimée par le terme hébreu «bara», et utilisé à 3 reprises dans Genèse 1, notamment pour la création de l’homme, ne permettrait pas d’admettre la théorie de l’évolution - du moins pas pour l’homme. Mais c’est là projeter une notion étrangère à la pensée biblique. Le premier chapitre de la Genèse présente la création à partir du «tohu-bohu», l’«informe et vide». Le créateur structure l’informe en faisant advenir des espaces par séparation, et il remplit le vide en habitant ces espaces de nouvelles créatures. C’est l’apparition d’une nouveauté absolue due à Dieu seul qu’il faut comprendre par le terme «créer», plutôt qu’une idée de création «à partir de rien» matériellement.
Le point le plus controversé, à la fois parmi les biologistes et dans la confrontation avec la foi, est le rôle du «hasard». Selon les théories actuelles, il n’y a en effet aucune autre source que le hasard comme moteur pour faire apparaître le neuf dont la sélection retient et multiplie ce qui permet une complexification croissante des êtres vivants. On peut raisonnablement douter de cette explication. Il ne faut cependant pas, sur le plan de la foi, voir le hasard comme contradictoire avec l’idée d’un Dieu créateur, mais plutôt comme faisant partie du projet créateur. En effet, la part du «hasard» dans le développement de la vie, comme celle qui préside aux mécanismes physiques de l’«infiniment petit», introduit dans l’histoire du monde une composante d’indéterminé, d’imprévisible. Jacques Monod d’ailleurs l’admet lui-même, lui qui écrivait: «L’univers n’était pas gros de la vie, ni la biosphère de l’homme. Notre numéro est sorti au jeu de Monte-Carlo», estimant que l’apparition de la vie et de l’homme étaient des événements extrêmement improbables qui ne se sont produits qu’une fois. Cette part d’imprévisible dans l’univers en fait un système ouvert, dans lequel tout n’est pas écrit d’avance, permettant ainsi l’apparition d’êtres libres et responsables. C’est ce qui permet le déroulement d’une histoire qui n’obéit pas à une fatalité aveugle. Compris ainsi, le «hasard» s’accorde mieux avec la vision biblique du monde et de l’homme que l’univers mécanique des siècles précédents.
Mais revenons à l’être humain et à sa création. Le premier chapitre de la Genèse célèbre dans un poème magnifique la création bonne de Dieu. Au sixième jour, Dieu «fait» les animaux et les êtres humains. Le verbe «faire» est utilisé pour l’homme avant le verbe «créer». C’est dans ce fameux verset où l’image de Dieu est en relation avec l’humain «homme et femme» qu’il est dit que Dieu «créa» les êtres humains. C’est en faisant de l’homme un être de relation que Dieu inscrit son image dans l’humain.
Dans le deuxième récit, où l’homme - l’«adam» ou «terreux» - est fait de glaise, c’est encore dans la relation qu’il advient comme être humain. C’est face à l’autre, face à sa compagne, qu’Adam apprend à parler en «je» et devient véritablement être humain. C’est ensuite dans le dialogue - marqué d’une tragique rupture de confiance - qu’il entre en relation avec son Dieu. Ainsi, c’est en tant qu’être de relation, qu’être de parole, que l’être humain est radicalement autre que l’animal. C’est dans le dialogue avec autrui qu’il apprend à devenir véritablement un être humain, et c’est dans le dialogue avec son Créateur qu’il saisit le sens de sa destinée.
Genèse 3 nous raconte l’intrusion du mal qui vient insidieusement rompre ces relations, et laisse apparaître en filigrane le projet de salut qui traverse tout le message biblique, racontant l’histoire d’une alliance qui se rompt et que Dieu vient rétablir avec des êtres humains qu’il ne cesse d’aimer.
Nous sommes faits de «glaise», selon Genèse 2 - «poussière d’étoiles», comme le dit Hubert Reeves: les atomes qui nous constituent se sont formés au cours de milliards d’années au sein de plusieurs générations de soleils qui se sont allumés et éteints dans l’immensité sidérale. Nous appartenons biologiquement à une lignée animale - comme le reconnaît implicitement la Genèse en plaçant au sixième jour la création commune des animaux et de l’homme.
Mais ce corps, poussière structurée en molécules organiques complexes semblables à celles de tout le vivant, n’est que l’instrument de musique sur lequel nous sommes appelés à jouer notre partition. Même notre cerveau, avec sa phénoménale complexité, ses 100 milliards de neurones reliés par près de 1000 fois plus de connexions, n’est qu’un des éléments de cet instrument. Ce qui me constitue comme être humain, ce n’est pas d’abord l’instrument, aussi admirable et génial soit-il, mais bien la capacité de créer une musique et la partition que je joue, dans cette vie reçue, précédée par le projet du créateur, accompagnée par sa Présence, et tournée vers la communion avec lui que l’Evangile nomme «vie éternelle».
Dans son livre « Révélation
des origines » (Lausanne, PBU, 1979), le professeur Henri
Blocher de la Faculté de théologie évangélique
de Vaux-sur-Seine en région parisienne, recense trois manières
d’envisager le rapport entre le donné biblique et
l’évolution. Il qualifie la première manière
de concordisme. Cette perspective recherche à tout prix la
cohérence entre la Bible et le discours scientifique. La
deuxième attitude est qualifiée d’anti-scientisme.
Là c’est le texte biblique compris littéralement
qui détermine le discours scientifique. La plupart des savants
actuels ne feraient que nous vendre des salades... Leurs explications
ne tiendraient pas la route parce que la Bible expliquerait autrement
la création. La troisième manière d’envisager
les rapports entre science et Bible distingue radicalement les
niveaux. Pour le fidéisme, ce qui est scientifique et ce qui
est du domaine de la foi ne se mélangent pas.
Pour
Henri Blocher, ces trois attitudes présentent toutes des
carences. Il propose une quatrième voie qui parcourt «un
chenal de prudence» (p. 19) entre les écueils que
présente chacune des trois premières attitudes. Silvain
Dupertuis nous y emmène.
On trouvera une réflexion plus globale et une riche bibliographie dans l’ouvrage Big bang et création. Science et foi en dialogue, par Roland Benz, Silvain Dupertuis et Jean-Jacques Meylan, 64 pages, CHF 9.-, disponible chez Silvain Dupertuis ou Jean-Jacques Meylan.
1 [D’autre part, ce «commencement» qu’est le big bang ne représente pas nécessairement une discontinuité absolue dans l’ordre des choses — en tout cas selon l’astrophysicien Stephan Hawking. L’argument n’est pas évident pour notre intuition, mais on peut le représenter par une comparaison simple, celle d’une sphère, qui est finie sans avoir ni commencement ni fin. Marquez un pôle sud et un pôle nord, dessinez des méridiens, et vous avez des chemins finis qui partent d’un pôle à l’autre. Faites des coupes de cette sphère par des plans successifs qui la traversent de pôle sud au pôle nord, pour en faire une représentation cinématographique. Vous verrez un point apparaître brusquement et s’élargir en un cercle, pour se rapetisser ensuite, se réduisant à un point et disparaître soudain. Voilà une image (trop simplifiée) d’un univers sans discontinuité, évoluant d’un big bang à un big crunch...]